celebrate good times - juppy

Troisième fois qu’il change de tenue, il soupire las d’être aussi indécis pour quelque chose d’aussi futile. C’est pas tant que Poppy ne remarquera pas l’effort, c’est qu’il sait qu’elle le trouvera bien habillé quoi qu’il enfile, parce qu’il a des goûts impeccables d’abord et parce qu’elle l’idéalise un peu aussi. Jude se sent toujours un peu coupable quand elle lui fait un compliment, chose étrange parce que les compliments c’est ce après quoi il a toujours couru. De la part de ses parents, de ses professeurs, de ses amis. Tout ce qu’il a toujours voulu c’est d’être vu sans jamais avoir l’impression d’être reconnu à sa juste valeur parce que son frère est l’enfant parfait, parce que sa soeur est celle qui a fait le plus de dégâts, Jude est au milieu, exceptionnel mais aussi aussi exceptionnellement peu remarqué de ceux dont il cherche l’affection. Que Poppy lui en donne autant c’est un sentiment grisant pour bien des raisons. Ça lui fout un sourire grand comme ça quand il la voit sourire juste parce qu’il est là, mais une fois qu’il la quitte, il se sent coupable d’avoir l’impression de ne pas en être au même stade qu’elle dans la relation. Pourtant, personne ne peut dire qu’il ne fait pas d’efforts, la petite boite orange qu’il a glissée dans la poche de sa veste n’est qu’une attention parmi des dizaines. Ça lui vient naturellement de vouloir prendre soin d’elle et la gâter, surtout qu’il sait qu’elle aime ça, c’est aussi une bonne façon d’apaiser sa conscience pour toutes les fois où il regarde un gars passer dans la rue alors qu’ils marchent main dans la main.

Quatrième tenue et c’est la bonne, du moins il décide que c’est la bonne, il décrète même. Pas besoin d’essayer autre chose, surtout qu’il n’a plus le temps s’il veut arriver avec cinq minutes d’avance chez elle pour s’assurer qu’elle n’est pas en retard. Dans un couple où l’homme est aussi métrosexuel que la femme, le concept d’être ponctuel est parfois difficile à comprendre, mais Jude se veut gentleman et si elle est prête quand il arrive parce qu’il a pris du retard, il finira par s’en vouloir et il n’a pas besoin d’ajouter ça à la liste de choses qu’il fait de travers. Un dernier regard dans la glace pour s’assurer qu’il est parfait et il est déjà en train de descendre les escaliers dans son costume anthracite Chanel. “Je prends la Bentley.” annonce-t-il d’un ton qui ne laisse place à aucun débat, ce n’est pas une question, juste une information qu’il délivre à ses parents sans même prendre le temps de s’arrêter pour leur souhaiter une bonne soirée. Chacun assis dans son bureau, ils ont autre chose à faire que de lui répondre.

La première à peine enclenchée il roule déjà à cinquante, quelques minutes suffisent pour qu’il soit devant la maison des Wilkes, trajet à la fois trop court et trop long. Il sort de la voiture boutonne sa veste et toque à la porte. “Bonsoir Mrs. Wilkes, je viens chercher Poppy.” informe-t-il la matriarche qui est déjà au courant et qu’il l’accueille en le serrant brièvement dans ses bras, comme le font les amies de sa mère. Ces étreintes qu’on ne sait jamais sincères mais qui sont de tradition. Il reste dans l’entrée, ne compte pas s’imposer ou rendre la situation délicate en acceptant un verre. Poppy va débarquer d’une seconde à l’autre et ils partiront aussitôt. Quand elle apparaît le visage de Jude s’illumine. Comédie devenue deuxième nature se mélangeant à une joie honnête de la voir ainsi qu’à un soulagement de ne plus être en tête à tête avec sa mère. “Je vous la ramène avant onze heures… dix heures trente.” se reprend-il quand il voit l’expression de la daronne. Il est sûr qu’elle ne dirait rien même si c’était onze heures, mais Poppy a cours demain matin et il ne veut pas être tenu pour responsable de son manque de concentration. Prenant la main de sa chère et tendre il l’entraîne vers la voiture, lui ouvre la portière, la referme, se met à conduire, entretenant la conversation d’un ton léger jusqu’à ce qu’ils arrivent au country club où il a réservé une table. On les y guide à grand renfort de courbettes, il est connu comme le loup blanc ici et Poppy a une certaine renommée aussi. “Joyeux anniversaire.” murmure-t-il à travers la table. Ça fait six mois qu’ils sont ensemble. Ça se fête…

Un tour sur elle-même face au grand miroir de sa chambre, et Poppy sourit à son propre reflet, ravie par ce qu'elle voit. Cette robe lui va à merveille, ces escarpins aussi, son maquillage est impeccable et elle n'est pas en retard : tout est parfait. Tout doit l'être ce soir, de toute façon, car Jude et elle fêtent leurs six mois de relation et la jeune femme ne saurait accepter que quoi que ce soit ne se déroule pas comme elle l'entend. Glissant entre ses doigts la lanière de son petit sac à main, elle la cale sur son épaule pour y ranger téléphone, porte-feuille – plus pour sa carte d'identité que pour ses billets, car elle sait pertinemment que son petit-ami paiera leur dîner – et rouge à lèvres. Nouveau regard dans le miroir, observation de sa crinière dorée qu'elle a lissée, index qui attrape une de ses mèches et la fait tourner distraitement. C'est la voix de sa mère appelant son prénom qui la sort de sa rêverie, si bien qu'elle réajuste ses cheveux sur ses épaules et quitte sa chambre pour rejoindre le salon.

Ses lèvres s'étirent aussitôt que son regard se pose sur le visage de son petit-ami. Il est beau Jude, il est magnifique, et ce costume lui va à la perfection – bien qu'elle ne saurait dire si elle l'a déjà vu dans une tenue pour laquelle elle pourrait prétendre le contraire. Sans doute pas, parce qu'elle est amoureuse Poppy, indéniablement. Amoureuse d'un menteur, mais il est si doué pour cela qu'elle ne voit que les sourires et les cadeaux qui lui sont adressés, toutes ces attentions et cette tendresse dont elle a toujours rêvé. « Je vous la ramène avant onze heures… dix heures trente. » La demoiselle écoute d'une oreille mais laisse faire, sachant qu'elle ne rentrera que lorsque Jude aura décidé de la raccompagner ici-même, car elle aime passer du temps avec lui au point de bien souvent en oublier l'heure et de ne pas être exigeante sur celle de son retour à la maison. Lippes toujours en place qui frémissent un peu lorsqu'il lui prend la main, elle se laisse guider jusqu'à la voiture après avoir brièvement salué sa mère qui de toute façon a déjà perdu tout intérêt pour eux, y préférant un appel avec une de ses amies. Poppy prend place côté passager lorsque son prince aussi charmant que galant lui ouvre la portière, puis discute sans mal de tout et de rien avec lui tandis qu'il la conduit où il le souhaite. Elle sait que tout ce qu'il fait pour elle est toujours irréprochable, alors c'est une des rares choses dont elle n'a pas besoin de contrôler absolument chaque aspect. Elle ne peut imaginer cette soirée autrement que parfaite, de toute manière, alors elle refuse de douter qu'elle le sera.

Le trajet en voiture terminé, le couple aux apparences si parfaites rejoint le country club et est accompagné à la table réservée pour eux, les courbettes amusant follement Poppy même si ce n'est pas la première fois qu'elle vient ici. C'est comme si elle ne pouvait pas s'en lasser, de cette notoriété et de cette impression d'être au-dessus de tout le monde – sans doute ne le pourra-t-elle jamais. C'est tout ce dont elle a toujours rêvé, après tout : la reconnaissance, les regards qui se baissent sur son passage, la vie de luxe offerte sur un plateau en or serti de diamant. Et d'amour, car dès qu'elle est installée son regard se relève vers Jude et brille à nouveau. « Joyeux anniversaire. » Ses lèvres s'étirent encore un peu plus. « Joyeux anniversaire, » soufflé en retour, les iris scintillant toujours de ce bonheur d'être à ses côtés depuis six mois – d'avoir tout ce qu'elle veut depuis six mois, encore plus que durant les dix-neuf années précédentes de sa vie. « Ce costume te va à ravir, tu es magnifique, » ajoute-t-elle en laissant glisser un instant son regard vers la tenue de son petit-ami comme si elle ne l'avait pas suffisamment admiré dans la voiture. Et puis elle trouve que cela va à merveille avec sa propre tenue, alors ils n'en sont que plus parfaits tous les deux, et c'est tout ce que Poppy souhaite.

La tenue de Poppy :

Elle compliment son choix de tenue et ça le fait sourire. Traitez-le d’être vénal mais Jude n’a pas grandi dans une maison où les compliments foisonnaient en sa direction, il les a plus souvent attendus et espérés que reçus alors il prend tout ce qu’on lui donne. “Content qu’il te plaise, tu as fait un excellent choix. Comme toujours.” C’est limite s’il se complimente pas indirectement en sous-entendant qu’il est un bon choix. Soyons francs, sur le papier, Jude est un mec en or, il a un avenir brillant devant lui, plus d’argent qu’il ne saurait qu’en faire, il est attentionné et il va à l’église. Y’a vraiment rien qui fasse de l’ombre au tableau, sinon ses activités extra-conjugales qu’il dissimule aux yeux de tous (ou presque) lorsqu’il part en voyage avec sa petite bande. Ils ne posent généralement pas de question quand il leur dit qu’il doit s’absenter pendant quelques heures tandis qu’eux vont passer l’après-midi dans un cadre feutré ou faire les boutiques. Ces petits rendez-vous clandestins, ces moments où il s’échappe de qui il doit être pour être qui il est, sont autant de secrets qui risquent chaque jour un peu plus d’entacher sa réputation de gendre idéal. Mais ce n’est pas vraiment le moment de penser à ce genre de choses alors que sa parfaite petite-amie et lui fêtent leurs six mois d’amour. Non, comme le diraient des quadragénaires qui se pensent encore dans le coup “the show must go on” et dieu sait que Jude est bon acteur. “Deux coupes de Cristal, 2012, s’il vous plaît Marc.” demande-t-il au serveur qui passe non loin d’eux, il n’use même pas de son pouvoir, le serveur connaît le gamin, sa soeur, son frère, ses amis, ses parents. Il sait pertinemment que la loi ne s’applique pas pour Jude et que s’il veut offrir une coupe d’alcool à sa petite-amie qui n’a pas encore l’âge légal pour consommer de l’alcool, personne ne viendra vérifier leurs cartes d’identité. C’est écrit sur sa gueule, dans sa démarche, qu’il a trop de privilèges pour qu’un truc aussi insignifiant qu’une “règle” (qu’il trouve d’ailleurs franchement conne) ne le retienne de vivre sa jeunesse à pleine vitesse. On leur apporte leurs verres et une assiette sur laquelle trônent deux amuses-bouches par personne, un cône farci à la crème et surplombé de caviar et un macaron à la truffe. “J’ai pris la liberté de commander deux menus dégustations.” informe-t-il Poppy, pas tant pour faire la conversation mais pour qu’elle ne s’étonne pas qu’on ne leur propose pas un menu et qu’on leur emmène directement les amuses-bouches sans qu’ils n’aient rien commandé. Elle pourra choisir les vins qui accompagneront ses plats si elle souhaite boire davantage. Jude a toujours vu les choses se faire ainsi et inconsciemment peut-être, il reproduit des schémas familiaux qui sont bien rodés. Il a prévu la soirée de bout en bout, plus ou moins, Poppy n’a qu’à se laisser porter et là où certaines de ses anciennes conquêtes auraient trouvé ce comportement un peu trop présomptueux, Jude sait que Poppy ne trouvera rien à redire. Il lui sort le grand jeu, comme à chaque fois et il sait qu’elle aime ça. En se grattant la gorge il extirpe de la poche intérieure de sa veste de costume une boite orange enroulée d’un ruban marron sur lequel sont dessinés chevaux et calèches. À la table d’à côté une ménagère de cinquante ans qui fête probablement son vingtième anniversaire de mariage et qui a dû économiser pendant des mois pour s’offrir le menu dégustation retient son souffle en voyant la boîte iconique d’une des maisons de luxe françaises les plus renommées : Hermès. Évidemment,  “Tiens, c’est juste un petit quelque chose pour marquer le coup.” souffle-t-il en faisant glisser le cadeau en direction de Poppy. Il ne prend même pas la peine de sourire quand la vieille à la table d'à côté se penche pour voir. Il attend avec une certaine impatience que Poppy ouvre la boîte, de voir sa réaction. Il ne doute pas que ça lui plaira, parce qu’il la connaît et parce que -de toute manière- il a d’excellents goûts en matière de bijoux. Même quand ce n’est pas de la haute-joaillerie, il a quand même fait venir le bracelet de France parce que la couleur n’était pas disponible en Amérique du Nord.

Le cadeau:

Poppy ne manque jamais de compliments pour son petit-ami, assurément parce qu'elle l'idéalise au point de ne voir aucun de ses défauts. Aucun de ses mensonges, aucune de ses cachotteries, aucun de ses vices qu'il cache avec des petites attentions et de jolis cadeaux à toutes les occasions. C'est terriblement efficace, il faut avouer. A se demander pourquoi il se priverait de le faire, si ce n'est par honnêteté – mais dans leur monde, qui est vraiment honnête ? « Content qu’il te plaise, tu as fait un excellent choix. Comme toujours. » Evidemment, elle ne fait que des bons choix, à commencer par son prince charmant qui a tout pour être parfait. « Je te remercie, » souffle-t-elle, les lèvres étirées par cette joie qui l'envahit toujours lorsqu'il la complimente à son tour. Amoureuse, il n'y a pas de doutes qu'elle l'est, car il n'y a pas qu'aux présents dont il la couvre qu'elle s'est attachée. Et si c'est de l'image parfaite que renvoie son petit-ami qu'elle s'est éprise, le jeune homme est si bon comédien qu'elle est loin de se douter que ce n'est pas le vrai lui. Qu'il n'est qu'artefacts et apparences, surtout lorsqu'il est avec elle. Lorsqu'elle le regarde, elle ne voit que le prince charmant qu'elle a toujours recherché : beau, riche, souriant, galant, avenant... Que pourrait-elle lui reprocher ? « Deux coupes de Cristal, 2012, s’il vous plaît Marc. » Qu'importe qu'elle n'ait pas l'âge légal pour boire, avec Jude il en a toujours été ainsi : hors de question qu'une date de naissance l'empêche d'avoir accès à tout ce qu'elle veut, encore moins au champagne.

Champagne qui leur est servi en même temps qu'une première assiette sans qu'ils n'aient rien commandé, si bien qu'elle relève un regard interrogateur vers Jude. « J’ai pris la liberté de commander deux menus dégustations. » « C'est parfait, » assure-t-elle avec un hochement de tête et un nouveau sourire, ne voyant aucun problème à ce qu'il prenne des initiatives – quand ne sont-elles pas excellentes, après tout ? En six mois de relation, il l'a habituée à un luxe qui fait briller ses pupilles de mille éclats et à des privilèges simplement liés à un nom. Pas que celui des Wilkes ne soit pas reconnu comme un signe de richesse à Savannah, mais être la petite-amie du fils aîné Parker-Wright c'est un statut encore au-dessus. Une vie dont Poppy ne faisait que rêver, et qu'il y a six mois elle touchait du bout des doigts. A présent elle la croque à pleine dents, vivant sur ce nuage magique dont elle pense qu'on ne pourra jamais la faire descendre. Comment pourrait-elle envisager de descendre de son trône alors qu'aujourd'hui encore il fait glisser vers elle un petit paquet dont le ruban est décoré du logo du logos d'Hermès. « Tiens, c’est juste un petit quelque chose pour marquer le coup. » « C'est adorable, » répond-elle, sans prendre la peine de prétendre qu'il n'aurait pas dû. Ne mérite-t-elle pas tous les présents du monde ? Ne lui posez pas la question. Elle attrape le présent du bout des doigts, défait le nez et l'ouvre, en extirpant un bracelet dorée et rouge. Aussitôt ses lèvres s'étirent et ses yeux s'emplissent d'étoiles, doux mélange entre la superficialité de la blonde et son besoin d'attention en tout genre. « Il est magnifique, merci, » ajoute-t-elle en reposant son regard sur son petit-ami. Puis elle reporte son attention sur le bijou afin de le passer à son poignet, le contemplant encore. Elle l'approche de sa robe, le contemple encore, se dit qu'elle a vraiment choisi son petit-ami à la perfection. « Tu as fait un excellent choix. Il est assorti à ma robe, en plus, » ajoute-t-elle, un léger amusement dans la voix lors de la deuxième phase. Elle n'est pas vraiment surprise par la beauté du cadeau, après tout Jude a bon goût et cela se sait. Pourtant elle reste ravie qu'il lui ait offert un si beau bijou, d'autant plus lorsqu'elle sait que les créations de cette maison de luxe ne se trouvent pas dans la première boutique de la ville. Car elle le sait, tout comme elle a une idée du prix qu'elles peuvent valoir – assez pour parfaitement satisfaire son ego, dira-t-on. « Et si nous trinquions ? » propose-t-elle en glissant sa coupe de champagne entre ses doigts pour la lever à hauteur des yeux. « A nos six mois, » souffle-t-elle avant de boire une gorgée. Puis elle repose sa coupe au profit de ses couverts, après tout les amuses-bouches ne vont pas se déguster tous seuls.

Elle est enchantée par le cadeau, ce qui ne l’étonne guère, non seulement parce que Jude a des goûts très sûrs mais aussi parce qu’elle est facile à satisfaire. Parfois il se demande si elle le voit pour qui il est ou simplement pour ce qu’il représente. Même s’il doute qu’elle le trouverait aussi parfait si elle le voyait exactement pour qui il est, alors autant se contenter d’être idéalisé, c’est bien la seule qui le fasse, c’est pas comme si ses parents ne trouvaient pas en permanence quelque chose à redire sur sa vie, ses choix… “Tu le mérites.” répond-il naturellement, le sourire charmeur au coin des lèvres, l’oeil attendri. Il est à l’aise avec Poppy, la conversation n’est pas toujours très exaltante, mais c’est facile. Non pas qu’elle soit bête ou inintéressante, il ne l’aurait pas choisie comme petite-amie s’il la méprisait, il faudrait lui mettre le couteau à viande sous la gorge pour qu’il admette qu’il se fait parfois -souvent- profondément chier dans cette relation, il refuse déjà de se l’avouer à lui-même, alors le vocaliser ? Jamais. Pour un observateur omniscient, le narrateur de sa vie, c’est pourtant évident qu’il s’épanouit bien davantage quand il est en compagnie de Blake, et ce même si la culpabilité -tant de tromper (c’est un bien grand mot) Poppy que de savoir l’affront que ce serait pour sa famille si ça venait à se savoir- le ronge. La voix de Poppy qui porte un toast le ramène sur terre et il craint avoir raté quelque chose, d’être pris la main dans le sac en train de rêvasser pendant qu’ils passent un moment romantique. Le coup de pression est vite effacé lorsqu’il réalise que Poppy ne faisait que trinquer à leur sixième mois ensemble.“Et aux six prochains !” rétorque-t-il en venant faire tinter son verre contre celui de la jeune femme avant de boire une gorgée du délicieux nectar. Même si la soirée dérapait à partir de maintenant, la boisson serait presque capable de la rattraper à elle toute seule. Presque. “J’ai entendu dire qu’un des serveurs est un lycan. C’est probablement une histoire de quota et de minorités raciales à remplir pour le staff…” glisse Jude pour faire la conversation. Il entend la voix de sa mère sortir de sa bouche et il se déteste un peu pour ça, mais c’est une réalité politique de la vie à Savannah, les humains et les enfants de Crowley cohabitent -parfois tant bien que mal- et même si certains déplorent cette mixité sociale, il faut bien que les crawlers bossent. Sinon quoi ? Les impôts payés par les humains paieraient leur chômage ? Jude imagine déjà la tête de sa mère si l’idée lui était soumise. Marc refait son apparition avec toute la discrétion qui le caractérise. “Saint-Jacques en deux services, la première snackée et la seconde en tartare, purée de chou-fleur aux éclats d’amandes grillées, pointes de caviar perle noir, crème fouetté au yuzu." annonce-t-il alors que deux serveurs déposent des assiettes devant eux. Le dressage est élégant, raffiné, minimaliste. Le genre de plat qui prend plus de temps à être présenté qu’à être dégusté, mais ça ne surprend personne. “C’est beaucoup de mots pour une si petite portion." note-t-il amusé bien qu’un peu exaspéré par les ronds de jambes toujours pratiqués dans l’établissement. Comme si la nourriture ne pouvait pas être bonne si elle ne venait pas avec un manuel long comme le bras pour expliquer comment la déguster et un intitulé digne d’une phrase de Proust. Ça ne l’a jamais impressionné, peut-être parce qu’il a grandi là dedans et qu’il voit à travers la poudre aux yeux, peut-être parce qu’il est blasé de tout ce faste et qu’il trouverait ça rafraîchissant qu’on lui serve un steak saignant accompagné de frites, un truc sans prétention et avec un peu de franchise. Peut-être que Jude est trop absorbé par la nourriture pour voir l’ironie de la situation. Il veut de l’authenticité, est las du paraître qu’on lui impose et qui pue le mensonge à plein nez -mais qu’on ne regarde pas de trop près parce que la bienséance l’impose-, tout ça sans voir que c’est un parallèle évident pour sa relation avec Poppy : des faux-semblants qui le musèlent mais dans lesquels il se complet, question de confort et de facilité.

Elle est aux anges, Poppy, assise à la table d'un des plus beaux – si ce n'est le plus beau – restaurant de la ville, face à son parfait petit-ami qui lui offre non seulement ce repas mais aussi un magnifique cadeau pour fêter leur six mois de relation.  Le bracelet lui sied parfaitement, et constater cette preuve de leur bon goût commun étire un peu plus les lèvres de la blonde qui le remercie. En six mois, c'est presque devenu un rituel, les cadeaux, les remerciements, les compliments. Tout se répète encore et encore : les présents de Jude pour soulager sa conscience, les belles paroles de Poppy qui lui offre toute l'affection qu'il souhaite tant elle ne jure que par lui, les attentions qu'il lui porte et la font se sentir comme une princesse. « Tu le mérites. » Les lippes toujours étirées, le regard posé sur son petit-ami qui sourit aussi, Poppy le regarde avec ce doux mélange entre profond attachement et indéniable admiration. Comme à chaque fois qu'ils passent du temps ensemble, elle a des étoiles dans les yeux. Des étoiles qui la rendent aveugle, assurément, et la demoiselle n'est pas aidée par les talents de Jude pour le paraître et la manipulation.

Il faut dire qu'elle n'a aucune raison de chercher la petite bête qui la ferait tomber du nuage sur lequel elle est confortablement installée depuis qu'ils forment un couple. Elle n'a aucune raison de ne pas le considérer comme incassable, aucune raison de penser que Jude préfère les courbes masculines, aucune raison de supposer qu'il va même voir ailleurs – dans les draps d'un crawler mâle, qui plus est. Poppy elle ne voit rien, elle est dans cette bulle de bonheur et de complaisance qui lui fait croire que tout est parfait. Poppy elle préfère trinquer, son regard plongeant dans le sien – elle pourrait s'y noyer, souvent. « Et aux six prochains ! » Elle sourit de plus belle à ces jolis mots décorés de ce tintement caractéristique qu'elle adore, avant de porter sa coupe à ses lèvres. Elle est éprise, réellement, ne voit pas son avenir autrement que dans les bras du beau Parker-Wright – pour les six mois à venir puis pour le reste aussi. Le tout au sommet de l'échelle sociale, évidemment. « J’ai entendu dire qu’un des serveurs est un lycan. C’est probablement une histoire de quota et de minorités raciales à remplir pour le staff… » Bien au-dessus des crawlers, notamment, si bien que la jeune femme fronce du nez à ces mots. « Je sais qu'il faut bien qu'ils travaillent, mais dans un restaurant aussi chic... Ça risque de faire baisser la qualité de leur service. » Coincée dans des clichés d'intolérance et de mépris, elle imagine plus aisément ces non-humains dans des établissements plus sales, sombres, ingrats, et assurément moins prestigieux que celui-ci. Et à vrai dire, elle n'aime pas l'idée d'être si proche de ces créatures. Déjà qu'elle doit le tolérer à l'université et que c'est loin de lui plaire, alors si elle doit aussi le supporter lorsqu'elle sort dîner en parfaite compagnie, ça risquerait de tout gâcher et ce serait intolérable. Douce ironie pour une demoiselle qui sort avec l'un d'eux, n'est-ce pas ?

C'est l'arrivée du même serveur que tout à l'heure qui les interrompt, le tout dans une discrétion polie que Poppy adore, typique de ces restaurants où les noms des plats font au moins deux lignes sur la carte. « Saint-Jacques en deux services, la première snackée et la seconde en tartare, purée de chou-fleur aux éclats d’amandes grillées, pointes de caviar perle noir, crème fouetté au yuzu. » Les assiettes sont posées, le dressage toisée d'un regard appréciateur par la jeune femme, puis commentée par Jude. « C’est beaucoup de mots pour une si petite portion. » La remarque lui arrache un sourire en coin, bien qu'elle serait quant à elle incapable de s'en plaindre en le pensant vraiment. C'est qu'elle adore cet univers dans lequel elle s'épanouit parfaitement, Poppy : l'élégance qui fait briller les yeux, le raffinement que certains jugeraient excessif, l'importance de la réputation... Elle ne pourrait se sentir chez elle nulle part ailleurs, c'est certain. « C'est pour garder de la place pour la suite. » Vrai qu'il n'y a pas grand chose à manger, mais ça ne la dérange pas : elle sait que ce sera divin, et que dans la cuisine des professionnels renommés s'affairent pour préparer la suite du menu qu'a commandé Jude. « Bon appétit. » Après la première bouchée – il n'y en aura pas beaucoup plus pour cette assiette, de toute façon –, elle repose sa fourchette et glisse ses doigts autour de son verre. « Tout se passe bien avec l'organisation de la campagne ? Tu sais que si tu as besoin d'un peu d'aide, tu peux toujours me demander, » se sent-elle presque obligée de rappeler, même si c'est sans doute inutile. Il en a parfaitement conscience, après tout, autant de la volonté de sa petite-amie de s'investir dans cette campagne que du fait qu'il la tienne dans le creux de sa main.