premières impressions (qiu)

Il y a un porte-clés dans sa poche, pas le sien, mais un qu’il connaît pour l’avoir vu à plusieurs reprises entre les mains de Yasmin, celui-là même qui dénotait adorablement avec son costume, lors du bal du Conseil. Le petit Totoro en peluche s’est trouvé sur son chemin alors qu’il quittait le restaurant dans la nuit, la chaînette ayant sans doute cédé après des années de bons et loyaux services. Qiu aurait très bien pu le poser devant le casier de son collègue, à la réflexion, c’est ce qu’il aurait dû faire. Mais l’expérience commence à lui faire comprendre qu’il ne réfléchit pas beaucoup, dès lors qu’il s’agit de Yasmin. C’est pour ça, donc, qu’il est planté devant l’immeuble de l’intéressé, le porte-clés entre les doigts, à hésiter. Il était dans cette même posture, il y a plusieurs semaines, maintenant, sa soupe Won-Ton à l’abri dans un Tupperware, mais l’état d’esprit est un peu différent. Il était confus, surpris par son impulsivité, alors, il ne savait pas vraiment pourquoi il était venu. Le sentiment est tout autre, à présent. Il y a un mélange de curiosité et de tristesse, un déni de voir ce que c’est réellement, aussi. Il est loin de son état habituel, depuis qu’il a reçu le message de Yasmin à propos de l’arrivée de sa femme. Qiu n’a pas répondu ; il n’a pas plus d’explications à cela qu’à sa venue. Ses sourcils se sont froncés, et il est resté assis un peu trop longtemps à sa table, le regard perdu quelque part entre un trou dans le mur et un morceau de papier peint déchiré, incapable de décrire exactement son ressenti. Il en est toujours incapable, actuellement, alors qu’un des résidents de l’immeuble qui sort lui demande s’il veut entrer, en lui tenant la porte. Tiré de ses pensées, il accepte plus par réflexe que par volonté de le faire, le remerciant poliment tout en se glissant à l’intérieur. Il se demande si elle sera là, mais ça lui paraît évident. Si Yasmin est là, elle le sera, et si son collègue est absent, il donnera le porte-clés à un de ses colocataires, tant pis. Il n’aura pas la force d’attendre que Yasmin rentre dans un silence plombant.
Parvenu à l’étage, il frappe délicatement à la porte, se disant que c’est un peu mal venu de ne pas avoir sonné à l’interphone avant. Mais il ne se voit pas trop redescendre les escaliers seulement pour le faire. Il a à peine le temps de soupirer en réfléchissant à ce qu’il va bien pouvoir dire que la porte s’ouvre brusquement sur une jeune femme blonde qu’il n’a jamais vue auparavant. Il connaît les colocataires de Pansy et de Yasmin, pour les avoir croisés au moins quelques fois. Elle n’en fait pas partie. Good eve– Il ne peut pas achever son bonsoir, coupé dans son élan, il pince les lèvres tandis qu’elle parle déjà, un flot de paroles enthousiastes qui provoque chez lui un mouvement de recul, léger. Un rien de surprise face aux gestes et aux mots chaotiques de l’inconnue, surtout lorsqu’il reconnaît son propre prénom au milieu de sa confusion. Prononcé correctement. S’il avait un doute, il est maintenant sûr que c’est elle. I’m Sofia, I’m so happy to finally meet you ! Yaya told me so much about you ! Sofia, le nom réveille un peu sa mémoire, Yasmin lui en a parlé, le soir où il s’est occupé de sa coloration. Qiu n’avait pas compris qu’ils étaient mariés. Mariés. Il s’est tout de suite dit qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas, dans le message de Yasmin, quelque chose qui ne lui allait pas, peut-être. Mais refuser d’y croire ne peut pas faire en sorte que ça n’existe pas. And wow dude, i love your hair so much ! I used to have pink hair when I was a junior. I mean, not the whole thing though, just the tips. Should totally do this look again now that I’m back, I should ask Yaya. Les yeux se plissent, un court instant. Elle vient de l’appeler dude, il l’a déjà entendu, mais pas à son égard, et il trouve ça terriblement… indélicat. Il s’empêche pourtant d’en faire la remarque. Anyway, I talk too much. But come on in come on in ! Il entrouvre les lèvres, pour protester. I’m not–, un peu trop optimiste, parce qu’elle poursuit sur sa lancée : Yaya went to grab some food but he’ll be back soon. I’m sure he’ll be happy to see you. Yasmin n’est pas là, donc. La chose l’attriste, un peu, mais il est soulagé, aussi, quelque part. Il n’a fallu que trente secondes à la fameuse Sofia pour le drainer de toute son énergie et il ne tient pas à voir les deux ensemble. Pas aujourd’hui. I don’t think I can stay, sorry. Il reste sur le seuil, l’air presque épuisé, se demandant ce qu’il peut bien faire là. Ah, hm, qu’il commence, en se rappelant la raison de sa visite, ou en tout cas le prétexte, sortant le porte-clés de sa poche. Yasmin lost this at the restaurant, I just wanted to bring it back. Pendant quelques secondes, il observe le Totoro miniature, entre ses doigts, comme s’il pouvait lui apporter des réponses, mais finit par le tendre à Sofia dans un geste presque trop solennel.

Il se demande ce que Yasmin a bien pu raconter à son sujet pour que Sofia soit capable de le reconnaître au premier coup d’œil. Il se demande pourquoi, surtout, il a pris la peine de parler de lui. Qu’il lui ait parlé de Sofia lui semble normal, s’il a bien compris, ils ont vécu une grande partie de leur vie ensemble et ont toujours été très proches. Au point de se marier. C’est quand même quelque chose qui vient naturellement dans une conversation, les histoires d’amour, il suppose. Pas dans les siennes, certes, mais c’est un peu ce que la télévision, les chansons, les bouquins rabâchent à longueur de temps, alors. Le reste du monde doit aimer causer d’amour, même si lui préfère ne pas l’aborder. Il n’y connaît rien, ne sait même pas vraiment ce que l’on ressent, quand on est amoureux. Il croit l’avoir su, un jour, mais il en est ressorti plus meurtri qu’avant. Alors il a oublié, a enterré Corey comme elle le souhaitait. Pourquoi, donc, Yasmin parlerait d’un collègue ennuyeux à mourir à sa tendre moitié ? Yasmin a dû mentionner ses cheveux bleus, il ne voit que ça.
Pourtant, Sofia a l’air étrangement déçue lorsqu’il annonce qu’il ne peut pas rester. Son énergie débordante semble retomber, d’un coup, pour seulement redoubler d’enthousiasme ensuite. Faire quelque chose ensemble ? Qiu retient un pourquoi sur sa langue, il ne comprend déjà pas que Yasmin veuille passer du temps avec lui, alors une inconnue qui vient de le rencontrer en chair et en os. Les Dunbar sont vraiment des gens particuliers. Pour ne pas penser à tout cela, il se concentre sur la raison de sa venue, s’accroche au prétexte du porte-clés pour ne pas sombrer dans une mer de confusion. Il suffit qu’elle le prenne, après il dira au revoir et ce sera fini. Aw, that's so sweet ! Il ne se laisse pas décontenancé par la remarque, qui ne concerne que le petit Totoro, il espère. Il commence à avoir l’habitude, avec Yasmin. Les yeux rivés sur la main de Sofia, il ne peut empêcher ses sourcils de se froncer lorsqu’elle interrompt son geste si près du but.
Il relève la tête pour contempler son visage, une lueur d’interrogation dans son regard qu’elle ne tarde pas à amplifier : Wait, you're sure you want me to give it back and not, like, I don't know, come back tomorrow or something ? Pourquoi voudrait-il s’infliger cela une seconde fois ? Because I'm pretty sure my brother'd rather have you giving it to him, than... you know... Il tique, sur un mot, suit les mouvements de ses doigts pour contenir sa perplexité. this girl. A-t-elle dit frère ? Et qu’insinue-t-elle, au juste ? Qu’est-ce que ça change, que ce soit lui ou elle qui rapporte le porte-clés perdu ? Yasmin sera de toute façon ravi de savoir qu’il a été retrouvé. Qiu, par contre, est irrémédiablement, désespérément, confusément perdu face au sourire de Sofia. But ANYWAY what am I even saying, sorry sometimes I come off too strong and I speak faster than I think and it’s almost like… Il ne peut qu’aquiescer à ses premiers mots, il ne sait absolument pas ce qu’elle raconte, ni où elle veut en venir. …word vomit ? But I’m a very chill person. Il fronce les sourcils, à nouveau, chill n’est pas exactement le terme qu’il aurait employé pour la décrire. Il n’a pas envie de la vexer pour autant. Sorry, that’s on me. I’m a really cold person. Ce n’est un mystère pour personne, tous ceux qui le rencontrent ont cette impression de lui bien ancrée dans le crâne. Il ne s’en est jamais inquiété avant aujourd’hui. Doucement, il secoue la tête pour montrer qu’il est désolé, tout en ramenant un peu ses mains vers lui. Il ne sait pas trop quoi faire du porte-clés en peluche, maintenant. Hm, er… Il déglutit, un peu gêné par la question qu’il meurt d’envie de poser, prend son courage à deux mains, tête inclinée sur le côté. Did you say brother ? Yasmin’s your brother ? Il sait ce qu’il attend comme réponse, un oui, évidemment, mais il ne sait pas pourquoi il a tant envie de l’entendre clairement.

Qiu a toujours eu du mal avec les sentiments, ceux des autres comme les siens. Il est souvent désolé de ne pas s’enthousiasmer pour les mêmes choses qu’une personne enjouée, ou encore d’être démuni face aux larmes au point d’en paraître terriblement froid. Il a essayé de ne pas l’être avec Yasmin, pour le chaton malade, mais il ne sait pas vraiment s’il a réussi à montrer qu’il s’en souciait. Pourtant, il s’en soucie toujours et la tristesse de Yasmin était pour lui bien plus douloureuse que sa mélancolie quotidienne, à laquelle il est trop habitué. Yasmin avait fini par s’endormir sur la banquette et sa tapisserie fleurie, enroulé dans la couverture qu’il avait posée sur ses épaules, et Qiu avait veillé sur son sommeil toute la nuit. Sans un geste, sans un souffle. Il espère que Yasmin n’est plus triste, à présent. Chicken Soup doit être là, quelque part dans l’appartement, à tituber gaiement en se chamaillant avec les deux autres chatons. Qiu n’ose pas demander à les voir. Ce n’est ni son appartement, ni celui de Sofia, ce serait un peu étrange. Alors il tente de se concentrer sur la longue explication de Sofia, sans savoir exactement ce qu’il a ressenti, dès l’instant où elle lui a confirmé que Yasmin était son frère. Son frère. Pas son mari. Il a du mal à réaliser, quand même, parce que le couple est parfaitement assorti, dans sa tête. Mais ils sont frère et sœur. Il est incapable de décrire les émotions que la révélation a provoquées, ni de leur donner un fondement, mais il y a un poids en moins, sur son cœur.
Ça n’empêche pas ses sourcils de se froncer, au mot vampire, ni d’être désorienté par cette histoire. Perdre la garde de sa fille pour ça, même lui qui n’arrive pas à voir son existence autrement que comme une aberration n’aurait pas pu imaginer quelque chose d’aussi cruel. Mais ça ne fait que confirmer que Yasmin est le digne fils de ses parents, un cœur généreux, peut-être un peu trop généreux en compliments pour son cœur à lui. Plongé dans ses pensées, il ne prête pas vraiment attention au cheminement intérieur que semble prendre Sofia. Wait… Calmement mais avec une légère grimace, il reporte son attention sur elle, ayant peur d’avoir perdu le fil de la conversation et de l’avoir offensée. Il est plus poli, d’habitude, mais il faut croire que parler de Yasmin a un effet dévastateur sur ses bonnes manières. Il ouvre la bouche, prêt à s’excuser. Il n’a pas le temps de le faire. WAIT. NO. Don't tell me you thought that me and Yaya were, like, a thing ? Les lèvres se pincent, brusquement, et le regard dévie sur le sol. L’embarras est grand, d’autant plus face aux expressions excessives de Sofia. Ce qui lui est apparu comme une évidence, quand il a reçu le message de Yasmin, lui semble maintenant complètement stupide. Pour lui, les mots mari et femme ne s’emploient pas à la légère, ils n’ont que leur sens littéral. Ce n’est pas la première fois qu’il constate que Yasmin et lui vivent dans deux mondes qui se ressemblent tout en étant très différents. Sorry, gêné, ses doigts se serrent un peu autour du petit Totoro, He said, hm… Il fait semblant de réfléchir, pour éviter d’accentuer son embarras. Il se souvient pratiquement par cœur de chaque texto qu’il a reçu de Yasmin, il trouve ça ridicule. … something like ‘my wife’s home’, so I thought… Il n’a rien pensé, en vérité. Il s’est simplement assis, en attendant que ça passe. Ce que c’était, il n’en sait toujours rien. Ça a mis du temps à passer. Il ne croit pas avoir répondu à Yasmin, d’ailleurs, ça non plus, ce n’était pas très poli. Sorry. We never used nicknames in my family, so I just took it literally. Il realise un peu tard que se justifier ne fait qu’accroître la honte qu’il ressent, et finit par tendre à nouveau le porte-clés pour changer de sujet, en espérant qu’elle le prenne, cette fois. Anyway, I think it’s better if you give it to him when he gets back, because, well… He must be sad not knowing where it is, right? Les pupilles oscillent entre sa main tendue et le visage de Sofia, ne sachant pas trop quoi faire d’autre pour qu’elle accepte. Il ne va tout de même pas le lui balancer à la figure et s’en aller.

Qiu n’est pas aveugle. Il voit bien que cette histoire a attaqué les zygomatiques de Sofia, et qu’elle retient un fou rire, derrière ses éclats de voix et ses gestes exubérants. Le contraste est détonnant, vraiment, avec sa propre personne. Il n’a pas fait un pas depuis qu’elle a ouvert la porte, n’a même pas plié un genou pour soulager ses muscles figés. Il est resté bien droit, bien poli, son seul mouvement ayant été de tendre et ramener vers lui le porte-clés. Il était déjà très peu expressif de son vivant, mais ne plus devoir respirer n’a fait qu’aggraver son cas, il pourrait gagner sa vie en jouant l’homme-statue dans les rues de Savannah. Sofia est son parfait opposé, l’économie de mouvements et de réactions, ce n’est définitivement pas pour elle. Alors, même s’il espère un court instant qu’elle se contiendra, il n’est pas vraiment surpris quand le rire éclate, malgré un léger froncement de sourcils, confus, parce qu’il ne sait pas trop quoi en penser. Et surtout parce qu’elle ne prend toujours pas la mini peluche entre ses doigts. Il hésite un moment à regarder autour de lui, pour voir s’il n’y a pas un endroit où il pourrait simplement le déposer, mais il s’en empêche, au nom de ses bonnes manières. Il faut bien cinq interminables minutes pour que Sofia réalise qu’il a toujours la main tendue dans le vide, après un flot de paroles bien plus long que nécessaire, aux yeux de Qiu. Il a du mal à écouter, toujours à moitié noyé dans son embarras. Il veut seulement que cela se finisse, gêné de la laisser tant parler alors qu’il ne dit mot. Non pas que ça ait l’air de la déranger, heureusement.
Il y a sûrement un éclair de détresse, qui passe dans son regard, quand elle déclare qu’elle songe à refuser pour qu’il revienne. Quand elle annonce qu’elle plaisante, il ne sait pas si elle plaisantait vraiment ou si elle a seulement eu pitié de lui. Dans tous les cas, il pousse presque un soupir de soulagement lorsqu’elle s’empare du porte-clés, avant de se rappeler que ce n’est pas très poli. Alors qu’il s’apprête à dire au revoir, elle l’interrompt, à nouveau. BUT still, the three of us definitely need to do something together one day, I’m new in town and I don’t know anyone so I need friends. Ah, ok., qu’il répond sans comprendre le sous-entendu final. Son hochement de tête est pratiquement inexistant, tellement la perspective de se retrouver avec elle et Yasmin en même temps le fatigue rien que de l’envisager. Il ne lui a pas fallu dix minutes pour le drainer de toute son énergie quotidienne, et cinq suffisent généralement à Yasmin, à croire que ce n’est pas lui le vampire dans les parages. Et puis il réalise que son dernier mot était friends, et s’il s’était nourri récemment, il aurait très certainement rougi. Ah, er…, se rendant compte que lancer un I don’t want to be your friend[/color] serait assurément indélicat, il se rattrape avec [color=slateblue]I have to go, now. It was a pleasure to meet you. Have a nice evening. Goodbye, le tout enchaîné assez rapidement pour qu’elle n’ait pas le temps de le couper.
Mais il le répète au moins trois fois avant qu’elle ne le laisse partir pour de vrai.