troubles yet to come (ft. sage)

Y’a des jours, il se demande vraiment ce qui passe par la tête de la cheffe. Elle a pourtant l’air d’une femme raisonnable et réfléchie, la plupart du temps. Alors la logique de l’envoyer lui sur une mission avec un détective privé, il la comprend pas. A moins de vouloir ridiculiser la BCC aux yeux du gars pour les cinquante ans à venir. Mais il ose pas trop lui poser la question, ou lui dire de but en blanc qu’c’est une mauvaise idée. C’est pas la première fois qu’il capte pas ce qui lui arrive. Il pensait se faire virer, quand elle a réalisé que ses rapports étaient des torchons illisibles, ça l’aurait pas surpris. Ça l’aurait moins surpris que de se voir encouragé à s’améliorer, en tout cas. C’est pas ses premiers mois, y’a rien qui justifie son incompétence à part l’absence de son frère pour la dissimuler. Pas vraiment la meilleure excuse du monde. Peut-être qu’il lui fait pitié, peut-être qu’elle se dit que c’est à cause de la mort d’Alder, même si ça fait presque un an. Il peut pas dire qu’il s’en est remis, encore, donc elle a pas tort. Mais ça lui fait un peu mal de savoir qu’Alder parvient à lui faire garder son job alors qu’il est six pieds sous terre. Lui, il voulait pas entrer à la BCC. Même dans la police, en fait. On risque de crever à tous les coins de rue, c’est mal payé et puis personne aime les flics. Plusieurs de ses plans Grindr se sont fait la malle quand il a avoué son boulot. Quand ils avaient pas des fantasmes sur toute la panoplie du policier. Sage a pas encore décidé ce qu’il préférait, des deux. Peut-être qu’il trouverait ça sexy, lui aussi, s’il voyait pas des flics toute la journée.
Il se demande ce que son coéquipier du jour peut bien penser de la chose. Le mec est insondable, silencieux depuis qu’ils ont quitté les bureaux de la BCC. Sage est mal à l’aise, assis sur le siège passager d’une BMW qui lui en impose trop. Il a déjà été dans une BMW, mais Mo l’avait volée. C’est pas pareil que d’être à côté d’un détective privé qui se l’est payée. Ses collègues sont jamais contents de voir débarquer Odmann, pourtant il les a aidés dans pas mal d’affaires, de ce qu’il a entendu dans les couloirs. Sûrement qu’il a bossé avec Alder, à un moment. Sage a toujours l’impression qu’on le compare à son frère, et ça doit être vrai. On doit se demander comment ses parents ont pu faire Alder. Lui, il correspond au moule des Rose, au fond. C’est Alder qu’avait des rêves de justice franchement déplacés, puis il a tout pris, la force, l’intelligence, la virilité. Sage il se tape un zéro pointé dans les trois catégories. Heureusement qu’être un lycan lui donne un peu le dessus sur les humains, sinon il aurait fini dans beaucoup de bennes à ordure, adolescent.
La voiture s’arrête au détour d’une rue et Sage jette un regard surpris autour de lui, tiré de ses pensées, se rappelle d’être un peu plus professionnel tout en appréhendant la virée dans la station de métro abandonnée. Il y est déjà allé, du temps où Alder était encore en vie. Et ils avaient croisé quelquefois leur cousin, toujours d’attaque pour se foutre dans les emmerdes jusqu’au cou. Il a plus qu’à espérer que Mo ait choisi de rester chez lui aujourd’hui. Alder fermait les yeux, évidemment, mais Sage sait pas si Odmann verra d’un bon œil qu’un type vienne lui filer une accolade dans un truc de combats illégaux. Ça fait pas très pro. Bon, je ne sais pas comment tu fais ça d'habitude. Il lui lance un regard perdu qu’il ne voit pas, l’imite quand il quitte la BMW et le suit presque comme un chiot sur le trottoir. Quelqu’un lui a-t-il expliqué qu’il ne servait à rien ? Qu’il n’y a pas de comment tu fais ça, parce qu’il ne fait pas, il suit, seulement ? Tu as déjà été là-dedans, pas vrai ? Les lèvres se pincent, euh, ouais…, qu’il bredouille, à peine, préférant regarder l’autre côté de la rue que le lieu de leur enquête. Odmann sort une cigarette et il grimace, légèrement. Il se souvient que Freddie lui avait filé ses premières clopes quand il avait treize ans et qu’Alder avait pété un câble en trouvant le paquet sous son matelas. Pas le moment le plus glorieux de son existence. Tu préfères qu'on fasse ça à la sauce BCC, ou à ma façon ? Je suis pas très apprécié dans le coin mais on pourra peut-être trouver plus d'indices. La question le prend un peu au dépourvu, surtout qu’on lui laisse le choix, même si c’est purement rhétorique. Avec Alder, il ne devait jamais penser, jamais l’ouvrir, juste suivre les ordres et observer. Quelque part, c’était mieux comme ça. Parce que si le détective lui demandait là maintenant quelles sont les procédures de la BCC pour ce genre d’enquêtes, bah, il pourrait pas répondre. On peut l’faire à votre façon. Il hausse les épaules, tentant de paraître désinvolte. C’est pas un franc succès. Faut juste pas espérer que j’vous sauve si quelqu’un décide d’vous taper d’sus. J’suis pas ce genre d’agent. Il fronce les sourcils, réalisant que ça sonne pas très cool. Fin, j’veux dire, j’vais essayer, mais vous m’retrouverez sûrement la gueule éclatée dans un coin, il soupire, un temps, ajoute en marmonnant : J’suis pas comme mon frère. C’t’important qu’vous l’sav… sach… D’le savoir, quoi. Il sait pas s’il l’a connu, mais y’a la photo d’Alder sur le mur des héros, puis la cheffe lui en a peut-être parlé, aussi.

Il doit pas passer pour un agent très sérieux, à laisser un détective privé mener l’enquête comme il le veut. Alder serait pas fier, clairement, de voir son petit frère tourner le dos aux procédures. Mais il se souvient pas d’un moment dans son existence où on l’a pris au sérieux. Même en uniforme, il impose pas le respect, il donne plutôt l’impression d’un ado sans inventivité qui s’est déguisé pour Halloween. Il pourrait prétendre que ce n’est pas sa faute, qu’il a toujours eu des expressions de chiot et un visage pas crédible pour faire figure d’autorité. Mais ça doit être un peu de sa faute, quand même. Il capitule trop facilement face à la volonté de ceux qui l’entourent. Il n’a jamais levé la voix sur personne, ne s’est jamais battu pour ses idées. Après tout, toute sa vie actuelle est bâtie sur ce qu’Alder voulait faire de lui, pas sur ce qu’il aurait pu décider. Il peut pas en vouloir à son frère mort, pourtant. Sans doute que s’il n’avait pas été là, Sage n’aurait simplement rien décidé et passerait ses journées dans le canapé de mamie devant des téléfilms de Noël. Puis, au fond, il ne croit pas être tellement différent de certains autres agents de la BCC. Ils auraient sûrement insisté sur la procédure, certes, mais pas par foi en leur système, juste pour faire chier Oddmann. Sage est seulement plus conciliant. Il a déjà pas spécialement envie d’être là, alors autant pas se mettre à dos l’unique personne qui sera de son côté au milieu des brutes et des types pas nets qui se promènent dans ce sous-sol.
Il est surpris, quand le détective tourne son regard vers lui et prononce le prénom de son frère. Il marque un temps d’arrêt avant d’acquiescer, à peine. Il a beau y penser tout le temps, ça lui fait toujours bizarre lorsque quelqu’un d’étranger à sa famille parle d’Alder. Il ne sait même pas s’il avait des amis, il était surtout doué pour faire fuir les siens. Il a vécu avec lui pendant vingt-deux ans, et il n’a jamais vraiment su qui il était, ce qu’il aimait, ce dont il rêvait, en dehors de son travail. Alder s’est toujours résumé à ça, son travail. Sage se sentirait ingrat de cracher dessus, même s’il n’en a jamais voulu. Suivre les traces de quelqu’un, ça prêterait presque à rire si ce n’était pas si triste. Il n’a jamais suivi les traces son frère, n’a jamais brillé dans quoi que ce soit, comme lui. Alder le portait à bout de bras, le traînait derrière lui comme un boulet. C’est ça, le problème. Les boulets, quand on les tire plus, ils cessent d’avancer. Pire, ils s’enfoncent, ils s’enlisent. Faut être lucide, il fera plus rien de sa vie maintenant. Tout ce qu’il peut espérer, c’est passer sous les radars encore un petit temps pour avoir un peu d’argent et aider sa grand-mère à payer les factures.
Un soupir s’échappe de ses lèvres, tandis qu’il attrape le bout de papier et le déplie maladroitement pour déchiffrer les noms inscrits. Il est soulagé qu’Oddmann ne soit pas du genre à chercher la bagarre pour rien, mais il sait aussi que, parfois, il suffit d’un regard pour qu’un gars décrète qu’on lui a manqué de respect. Pour ça qu’il fixe toujours intensément le plancher, dans ce genre d’établissements. Il est soulagé, aussi, de ne pas reconnaître de noms, sur la liste. Ses cousins, ou certaines de leurs fréquentations douteuses. Alder les évitait comme la peste, Sage n’a jamais été si vertueux. Il aime bien ses cousins, dans le fond, et les mecs qui se prennent pour des caïds. Ils sont souvent agréables à regarder. La question lui fait froncer les sourcils, alors qu’il détache ses yeux de la liste pour dévisager le détective. Tout le monde sait qu’Alder Rose est mort, là-dedans. C’était l’agent de la BCC qui les emmerdait le plus, très probablement. Mais ça fait quasiment un an, maintenant, et Sage doute que quelqu’un se souvienne du petit frère collé à ses basques, ou que quelqu’un en ait quelque chose à foutre. J’pense pas qu’ils vont s’rappeler de moi. J’suis toujours venu avec mon frère, on voyait que lui, en général. Sage n’interrogeait personne, à l’époque, il restait juste dans un coin à attendre qu’Alder veuille rentrer. Y’a plus de risques qu’il soit reconnu comme le cousin gay de Mo que comme un flic. Il sait pas trop s’il devrait prévenir Oddmann de ça, ou juste croiser les doigts pour que personne le reconnaisse. Mais vous avez qu’à passer devant, si on rentre pas ensemble ils vont pas nous griller direct. Et avec un peu de chance, il ne le remarquera pas, si des types viennent lui réclamer du fric que Mo doit.