i pray for the wicked on the weekend | zach

Il avait juré qu'il ferait mieux qu'elle. Elle et ses envies d'ailleurs, ses ambitions insensées, ses rêves stupides, tout ce qu'il ne comprendrait jamais. Il s'en est rendu compte que trop tard.
En fuyant telle une lâche ses responsabilités, elle a tout emporté sur son passage, comme une tornade qui balaye l'intérieur de la maison avant de s'essouffler au loin. Il n'y a plus aucune photo d'elle, pas un vêtement, elle a même récupéré son mug préféré. Elle a tout vidé un après-midi de juillet, pendant qu'il travaillait, et n'a laissé qu'un marmot dans son berceau comme dernier souvenir. Elle aurait au moins pu le laisser choisir le prénom si elle avait prévu de se barrer comme ça.
Être père n'est déjà pas un boulot aisé. Les factures s'entassent sur la commode à l'entrée, les devoirs du gamin s'étalent sur la table de la cuisine – il aimerait l'aider mais Zachary est plus intelligent que lui, puis il ne sait plus faire les divisions euclidiennes –, les bouteilles vides traînent sur le bord de l'évier – c'est plus fort que lui, ça l'aide à mieux dormir et oublier –, les chaînes jonchent encore le sol de la salle de bains – elle ne servent pas à grand-chose à vrai dire. Son fils n'est pourtant pas difficile à vivre, il ne parle pas beaucoup et il ne réchigne jamais ; mais il n'est pas comme lui, et ça rend les choses d'autant plus compliquées. Il l'entend hurler et se débattre contre la baignoire une nuit par mois et il ne sait plus quoi faire. Il reste là, les bras ballants, impuissant, appuyé contre le mur en face de la porte, attendant que ça se passe.
Il attend que ça se passe. Il se dit que ça finira par se calmer, que Zach apprendra à gérer ça tout seul, puis il descend sa bouteille de vodka et il se met à sangloter comme un gosse alors qu'à l'étage, le gamin de douze piges ne se plaint même pas. Il ne s'est pas plaint une seule fois, et il ne pose pas de questions non plus – pourtant il en a à la pelle, c'est sûr. Il doit juste se douter que son humain de père est incapable d'y répondre.
Il a retrouvé un papier dans les poches de sa veste, un matin. Il ne sait plus d'où il a eu le contact ; un bar, certainement. Sur le morceau de papier est écrit un numéro, et un simple nom. Owen. Il l'a appelé.
Deux semaines après, c'était réglé, et c'est comme si la maison avait subi le passage d'une seconde tornade.
— On sera en mesure de l'aider, je vous le promets. Vous restez dans le coin, de toute façon ?
Il a simplement hoché la tête, penaud, en observant son fils descendre les escaliers, traînant son sac de sport derrière lui. Zach ne lui a pas adressé un seul regard et s'est installé sur la banquette arrière de la voiture d'Owen sans piper mot.
Le père du gamin est resté sur le seuil de la porte et a suivi la bagnole du regard, jusqu'à ce qu'elle disparaisse de son champ de vision, à l'angle de la rue. Vidé de toute émotion, la fatigue de ses insomnies l'empêchant de penser convenablement, il n'arrivait même pas à être triste. Il se demanda seulement si la mère de Zachary avait perdu autant d'heures de sommeil que lui avant qu'elle ne prenne la décision de s'en aller.

***

Les cris résonnent dans la salle obscure. Ça pue la bestialité et la testostérone, le sang séché et l'argent sale, mais y'a quelque chose de grisant dans cette ambiance barbare. Les combats de lycans n'ont jamais été la spécialité de la meute d'Owen, mais c'est indéniablement l'activité préférée de ses membres quand on sait qu'ils sont, pour la plupart, des jeunes qui ont eu leur transformation sur le tard. Ils en ont de l'énergie à revendre, comme dirait l'autre vieux.
La meute n'est pas si grande mais les plus jeunes d'entre eux se sont vite rapprochés les uns des autres. Comme un fil de fraternité qui s'est enroulé autour de leurs problèmes, de leur passé bancal, de leur colère et de leurs mésaventures, ils se serrent les coudes dans leur malheur et apprennent ensemble à gérer leur nature lupine. L'union fait la force, il paraît.
Il a le sourire jusqu'aux oreilles, Andy. Voir les autres se tabasser, c'est con, mais ça le fait kiffer. L'adrénaline, le sentiment d'être dans quelque chose qui lui convient, d'appartenir à une vraie communauté faite que de gens comme lui. C'est le même sentiment que l'on ressent lors d'un concert de notre groupe préféré – enfin certainement, en vérité il n'a jamais été à un concert.
Par il-ne-sait quel miracle, il a réussi à traîner Zachary avec lui jusqu'ici pour venir encourager l'un des leurs qui combat ce soir. Il ne supporte pas ça, Zach, alors il tire la tronche, les bras croisés, et il fait tâche au sein des spectateurs surexcités.
— Décoince-toi vieux ! Bientôt ce sera nous sur le ring ! s'exclame Andy avec entrain, après s'être rapproché de son ami pour se faire entendre parmi les exclamations de la foule déchaînée.
Ils n'ont que dix-huit ans, mais même à cet âge-là, certains n'hésitent pas à s'essayer aux bastons organisés.
Zach lui lance un regard outré, puis il secoue lentement la tête, plus par un geste exaspéré que pour exprimer un refus.
— Toi peut-être, mais pas moi.
C'est rare qu'il conteste aussi clairement, Zach. D'habitude il suit les directives d'Owen sans broncher et, en parallèle, fait les quatre cents coups avec les autres jeunes de leur groupe – avant que ce ne soit lui qui finisse par rattraper leurs conneries. Andy est à peu près certain qu'il est l'un des privilégiés de l'alpha, parce qu'il fait correctement son boulot lors des trafics d'armes et dans les armureries et qu'il ne fout pas trop la merde avec ses transformations et son manque de self-control comme certains de la meute – mais loin de lui l'idée d'être jaloux, au contraire.
Andy n'insiste pas même si l'envie de le taquiner persiste. Il ne peut faire ça qu'avec Zach à vrai dire, car quand la prochaine pleine lune approche, les autres sont toujours trop susceptibles, lui y compris. Zach, lui, semble avoir vingt ans d'expérience dans sa peau lupine – en même temps, il a la chance de sortir avec une sorcière qui l'aide à chaque fois, potions, sortilèges et tout le tralala, ça doit être chouette. Andy est le seul au courant pour l'instant, mais le reste de la meute ne va pas tarder à savoir que Zachary s'est enfin mis en couple avec la petite sœur de la headwitch du coven Zapien. Encore une fois, il n'est pas jaloux, mais il ne peut s'empêcher de se dire que c'est un sacré veinard. Heureusement il ne s'en vante pas, ce n'est pas son genre, et il ne parle pas trop d'elle non plus – peut-être parce qu'Andy la connaît déjà vaguement, il ne sait pas. Il ne dit jamais rien, de toute façon, Zachary.
Andy ne lui en a jamais tenu rigueur ceci dit, car ils sont de ceux qui n'ont pas besoin de parler pour se comprendre.
— D'accord, que moi, répond-il finalement d'un haussement d'épaules. Mais j'espère que tu viendras me soutenir quand même.

***

C'est tout un art d'être l'alpha d'une meute de lycans à Savannah. De s'occuper des sales gamins qui veulent sauter sur tout le monde tout en gérant un trafic d'armes dans les dessous de la ville, surtout. Mais ce n'est pas comme si on lui avait forcé la main pour diriger tout ce beau bordel, pas vrai ?
Il vient en aide aux gosses, en accueille même quelques uns chez lui, et ils le lui rendent en jouant les petites mains travailleuses de son business. Donnant-donnant, et tant qu'ils se tiennent tous tranquilles et obéissent à ses ordres, il n'y a aucun problème à avoir.
Du moins c'est ce qu'il pensait, Owen.
— Je vais quitter la meute.
Elle est sortie de nulle part, celle-ci. Clair, net et précis.
Il croise le regard du jeune homme qui se tient debout devant lui, droit comme un I, une lueur de détermination dans le regard comme il n'en a jamais vu chez lui. Owen fronce les sourcils.
— Qu'est-ce que tu racontes, encore ?
— Je vais quitter la meute, répète-t-il tel un automate. Je m'en vais.
Un ange passe et les deux se fixent en chiens de faïence. La tension est palpable et l'atmosphère lourde, Owen se dit qu'il commence vraiment à se faire trop vieux pour ces conneries.
Puis il esquisse un sourire amer à peine visible. À vrai dire, ça ne l'étonne pas tant que ça. Pourtant, du haut de ses vingt-deux ans, Zach est encore jeune mais a la tête sur les épaules, bien plus que ses confrères de la meute qui ont le même âge. Pour tout avouer, Owen l'aurait bien vu prendre la tête de la meute et devenir alpha à sa place, mais il semblerait que le destin a eu d'autres plans pour lui.
— C'est à propos d'Andy, c'est ça ?
Zachary ne lui répond pas.
Ça fait maintenant deux mois qu'il a disparu, Andrew. Disparu, évaporé de la surface de la Terre, comme s'il n'avait jamais vécu dans ce monde. Il n'a laissé aucune trace derrière lui, pas même une note, aucun indice pour deviner ce qui a bien pu lui arriver – et Dieu seul sait à quel point cette disparition soudaine affecte énormément Zach.
Andy et lui ont toujours été comme des frères. Inséparables depuis leur rencontre il y a dix ans maintenant, lorsqu'Owen les a recueillis tous les deux chez lui, et jusqu'à présent, il était impossible de trouver l'un sans l'autre à moins de cent mètres. Le duo indissociable de la meute, malgré leurs nombreuses différences.
Car Andrew a toujours été la tête brûlée des deux, le plus téméraire, celui qui trime encore avec ses transformations et ses pétages de plomb à l'approche des pleines lunes. Et Owen sait pour sûr que le gamin commençait à s'embourber dans des affaires louches de drogues, des merdiers de ce genre, bien au-delà du simple trafic d'armes de la meute. Il se doute que cela a quelque chose à voir avec sa disparition, et Zach n'étant pas plus bête qu'un autre, il en est sûrement arrivé à la même conclusion que lui.
Deux mois qu'il a disparu, et deux mois que le jeune Odmann cherche après lui avec tout le désespoir du monde.
— Écoute, je comprends que cette histoire t'affecte énormément, mais...
— Personne n'en a rien à foutre. Je suis le seul qui cherche encore après.
— Zach, ça fait deux mois. Soit il est parti et si tu ne le trouves pas, c'est qu'il ne veut pas que tu le trouves, soit il...
Owen ne réussit pas à terminer sa phrase. Même pour lui, c'est trop compliqué.
— Je ne peux pas rester.
Il a la voix calme mais la tempête fait rage, dans sa tête. Zachary a les poings serrés, la mâchoire contractée.
Owen ne sait pas quoi dire, sur le coup, parce qu'il sait qu'il peut être borné quand il s'y met, et qu'il aura beau dire ce qu'il voudra, Zach n'en démordra pas. Ça doit faire un bail qu'il y réfléchit. Il ne sait pas, pourtant, que l'élément déclencheur n'a rien à voir avec la meute ; c'est la petite Zapien, qui vient de perdre sa sœur aînée et qui doit maintenant prendre sa place, qui l'a quitté il y a quelques jours. Il ne sait pas, Owen, que Zachary a gardé la face mais qu'il traîne un cœur brisé en mille morceaux depuis, et qu'il se sent soudainement si seul qu'il a juste envie de s'éloigner d'eux – qu'il ne sait pas vraiment quoi faire, à vrai dire, alors il fout tout en l'air juste par dégoût, par tristesse, par colère.
L'alpha soupire simplement. Comment lui en vouloir ?
Il doit être épuisé de voir les gens qu'il aime s'en aller, sans nul doute.

***

Ça grouille comme dans une fourmilière, dans les bureaux de la BCC. La Brigade de Contrôle des Créatures comptent beaucoup moins d'agents que les autres branches de la police, mais il est rare qu'ils n'aient rien à faire dans la journée. Il faut dire que les affaires sur les Enfants de Crowley, aussi diverses les unes que les autres, ne cessent d'affluer dans le coin, en démontre la pile de dossiers qui augmente au fil du temps sur le bureau de Tony.
— Encore lui ?
Il ne sait pas qui vient de parler, mais il a le réflexe de lever les yeux de son ordinateur pour observer les alentours et trouver le fameux "lui" ; ils n'ont même plus besoin de prononcer son nom pour savoir de qui il s'agit.
De son bureau, Tony suit la longue silhouette du regard, alors qu'elle traverse les couloirs sans un regard vers eux, une clope entre les lèvres. C'est la boss, qui va encore péter un plomb.
— Tu crois qu'il y a un truc entre eux ? chuchote Bill, non loin de lui.
— "Entre eux" ? Qui ? La boss et celui-là ? T'es malade ou quoi, raille une voix féminine qui passe derrière Tony, scandalisée.
Martha s'installe sans aucune délicatesse sur sa chaise et, au même moment, le prénommé Zachary Odmann entre dans le bureau de la cheffe de la BCC comme si de rien n'était.
Personne ne sait vraiment pourquoi un foutu détective privé ne cesse de tourner autour de la brigade ainsi. Il paraît qu'il donne des coups de main – c'est lui qui a retrouvé des grosses têtes d'un certain réseau d'Emma dans le quartier de Victorian District, il y a quelques mois – et qu'en retour, on lui refile des tuyaux pour ses petites enquêtes. Ça, que ce soit vrai ou pas, la plupart des agents ne le voient pas d'un bon œil, même les autres lycans ; la BCC n'a pas besoin de consultant civil ou autres conneries de ce genre, pas vrai ?
Tony, lui, reste mitigé sur ce type. En soit, il n'a jamais réellement entravé leurs affaires, et Esperanza ne l'a pas définitivement viré, du moins pas encore, alors il se dit qu'il n'a pas grand-chose à dire vu sa position, contrairement à ses deux collègues à côté de lui qui continuent de ragoter comme des lycéens.
— Si tu veux mon avis, il n'est pas à la botte de la BCC pour rien. Il doit chercher un truc précis, c'est sûr, réplique Martha avant d'avaler une gorgée de café.
— Comment ça ?
— Il paraît qu'il a déjà demandé l'accès aux archives pour récupérer un dossier. Je ne sais pas lequel exactement.
Tony arque un sourcil et jette un regard vers la porte, fermé, du bureau d'Esperanza.
— Il traînerait avec des sorcières aussi. Un peu trop pour un loup solitaire, je trouve, fait remarquer la jeune femme.
— J'ai pas confiance en lui, honnêtement, finit par annoncer Bill avant de se remettre au boulot.
Tony laisse échapper un rire silencieux.
Parce que son flair de lycan lui dit qu'après tout, ce Zachary ne doit pas leur confiance non plus.