l'art raffiné de l'ecchymose — caleb

T'as trois semaines. Quelques centimètres, une poignée de kilos, rien de très important en somme. Pourtant, tu deviens le monde pour deux êtres que tu ne connais pas encore. Melissa et John O'Hare, un couple banal, sans histoire, si ce n'est la tragédie de ne pouvoir concevoir un enfant ensemble. Ils ont pourtant essayé, mais les années n'ont rien donné, alors plutôt qu'abandonner, ils ont ajouté leurs noms à une longue liste d'attente. Des mois, qui se sont transformés à leurs tours en années, pour qu'enfin, un jour, on les appelle et te présente à eux. Tu es leur miracle, enfant abandonné aux portes de l'hôpital principal de Detroit. Sans un mot, sans un nom. L'infirmière qui t'a prise en charge t'as appelé Caleb, parce qu'il fallait bien écrire quelque chose sur le petit bracelet qui ornait ton poignet. Et c'est le prénom que tes parents adoptifs garderont, leur manière à eux de la remercier d'avoir été la première à prendre soin de toi. Ils te ramènent à la maison, toi l'enfant entouré de tant de mystères. Et ils te font mille promesses en caressant ta petite tête, alors qu'ils te bordent pour la première fois.

T'as quatre ans. Tu pleures, les genoux écorchés par une énième chute. Turbulent, c'est l'adjectif qu'on utilise le plus souvent pour te décrire. Tes parents te pensent hyperactif, le psychologue leur donne rapidement raison. Bien, tu es mis sous Ritaline, afin de réussir à te canaliser. Ça n'a pas tous les effets escompter, tu n'es pas vraiment plus calme, tu n'arrives pas mieux à te concentrer à l'école. Tes parents luttent souvent avec toi, tes colères, tes caprices. Ils mettent ça sur le compte de ton adoption, que jamais ils ne t'ont cachée. Ils se font déjà vieillissant, la faute à ton adoption un peu tardive, alors ils ont souvent tendance à lâcher prise. Ils cèdent à tes crises, t'encourageant peut-être dans ce sens. Mais toi, tu ne t'en rends pas compte, trop jeune encore. Tu ressens tout avec une intensité que tu ne sais pas encore gérer. Tout te semble trop fort, trop lumineux, et un rien provoque des raz-de-marée d'émotions, que ton petit corps ne sait pas encore gérer. Alors tu exploses, un peu trop souvent. A l'école, tu es une terreur, tu es ce cancre qui chahute ses camarades, qui perturbe la classe. Tu n'aimes pas l'école de toute façon, rester assis devient rapidement une torture pour toi, alors tu évacues par les seuls moyens que tu connaissent.

T'as seize ans. Au lycée, tu fais partie de trois équipes sportives différentes, et tu sembles avoir encore beaucoup trop d'énergie à évacuer. La Ritaline que tu continues à prendre, comme une vieille habitude, n'a jamais eu d'effet sur toi. Ou si peu, qu'au fond, elle t'a toujours été inutile. Mais peu importe, tes parents y tiennent, alors tu t'y soumets, sans trop rechigner. Si ta carrière de sportif est brillante, ton parcours scolaire, lui, est bien moins reluisant. Tu accumules les lacunes, les retards, et les heures de colle. Rien n'a vraiment changé, ou plutôt, tout n'a fait que s'accentuer avec les années. Tu fait partie des bullies de l'école, ceux qui terrorisent les plus faibles. Tes colères sont presque légendaires dans les couloirs du lycée, et tes crochets du droit en font frémir plus d'un. Ce qui te sauve de l'expulsion pure et simple, ce sont tes résultats sportifs, rien de plus. Tes parents sont légèrement démissionnaires, face à ton caractère, qu'importe ce qu'ils tentent pour te calmer, rien n'y fait de toute façon. Ils mettent ça sur le compte de l'adolescence, et prient pour que le temps finisse par te calmer.

T'as dix-neuf ans. Et cette première nuit tu t'en souviendras toute ta vie. La Lune est haute dans la ciel, quand tu rentres chez toi, bien plus tôt que prévu, de cette soirée où tu étais. Ça étonne même tes parents, de te voir débarquer aussi vite. Ils te le font remarquer, mais pour une fois, tu ne prends pas le temps de leur rentrer dans le cadre. T'es mal, Caleb, vraiment. Alors tu files dans ta chambre sans un mot, sans même un regard pour eux. Et c'est pas l'alcool, ou l'herbe qui te foutent dans un état pareil, ça t'en es sûr. Mais t'ignores d'où ton mal vient. T'en viens à penser, qu'on a mis quelque chose dans ton verre... T'essaies de te faire vomir, mais en vain. Alors t'es dans ta chambre, quand t'as l'impression que ton corps tout entier va exploser, comme une cocotte-minute en surpression. A tel point, que tu finis par hurler, quand t'as l'impression de sentir ta peau se déchirer. Ou alors, c'est peut-être vraiment en train d'arriver ? T'en es pas sûr, mais la douleur qui suit, elle, t'es certain de savoir l'identifier, parce que tu la connais : tu sens tes os se briser, comme cette fois, où tu t'es cassé le tibia et le péroné en tombant en skate. C'est insoutenable, t'as envie que tout s'arrête, tu serais prêt à sauter par la fenêtre, si t'étais certain que ça stopperait tout. Mais t'es incapable de bouger, jusqu'à ce que la douleur s'estompe et qu'une faim intense vienne prendre sa place. Tu réalises pas, pas encore, que tu n'as plus rien d'humain. Que ta chair est devenue pelage, que ton visage a laissé place à un museau de loup. Tes cris ont alerté tes parents, qui se sont précipités pour voir ce qui clochait avec toi. Et tu ne sais pas par quel miracle, tu as réussi à sortir de la maison. Ta mère hurlait à son tour, ton père a sorti le fusil. La suite, elle, est bien trop floue.

T'as vingt-deux ans. T'as encore de la peine à avaler cette histoire de lycan. Malgré les années écoulées. T'as encore des questions plein la tête, qui ne trouveront pourtant jamais réponse. Parce que l'organisation qui s'est occupée de ton adoption n'a aucune trace de tes véritables parents. Et tes parents adoptifs, eux, t'ont jeté dehors après ta première transformation, sans une hésitation, sans penser à ce qu'il adviendrait de toi une fois à la rue... Alors t'as fait comme t'as pu depuis. Tu crashes sur les canapés de tes potes, tu finis parfois dans des squats. Et puis, assez régulièrement, tu finis dans le lit de femmes plus âgées, de vieilles bourgeoises qui trompent leur solitude avec toi. Certaines paient sans poser de question, chez d'autre tu te sers au petit matin, avant de te barrer sans un bruit. Y a rien d'bien glorieux dans ton mode de vie, mais tu sais pas comment faire autrement. Tu tentes de survivre, comme tu peux. T'es paumé, tu maîtrises pas ta nouvelle nature. Même si certaines choses sur ton passé s'éclaircissent enfin. T'as abandonné la Ritaline, tu tentes la méditation, mais ce n'est qu'une grosse blague qui ne fonctionne pas. Et t'es pas capable de te garder un job, trop colérique, après avoir failli tuer un de tes patrons, t'as abandonné cette idée. Et puis, un soir, y a cet autre type dans ce vieil immeuble, que tu squattes pour la nuit. Il te parle de Savannah, t'en as déjà vaguement entendu parlé, mais tu ne t'y es jamais vraiment intéressé. Il est comme toi, un lycan, un solitaire, mais lui pas par choix : il a été banni de sa meute. Il te conseille d'aller là-bas, là-bas tu trouveras des réponses. Tu trouveras ta place.

T'as vingt-quatre ans. Et depuis deux ans, t'évolues au milieu des rues de Savannah. T'as mis quelques mois, avant de suivre les conseils de ce vieux loup, mais t'as fini par t'y résoudre. Parce qu'il est devenu limpide, que seul, t'allais jamais réussir à t'en sortir. Ça t'a pas pris très long avant de rencontrer Wes. Quelques semaines passées dans un squat, et puis il était là. Un lycan comme toi, qui refusait de rejoindre une meute. Un lycan prêt à t'recueillir. Il est rapidement devenu cette figure paternelle que t'avais perdue. Tu ne savais pas dans quoi tu t'embarquais pourtant. Aya était déjà là, depuis plusieurs années. Elle est devenue ta sœur. Et avec eux, t'as commencé à voler, à arnaquer, mais surtout à te battre. Wes t'as fourni un bijou de Lune, pour forcer ta transformation et il t'a fait rentrer dans le monde très fermé du fight club lupin. Et t'as trouvé là-dedans une manière extraordinaire d'extérioriser toute la colère, qui bouillonne sans cesse en toi. Toute cette énergie que tu n'as jamais su canaliser. Et les transformations dans le Wildlife Refuge ? C'était une expérience tellement satisfaisante, tellement plus épanouissante, que de rester dans une cage la nuit entière, afin de protéger tes voisins ! Et il n'y a pas que des loups que tu as appris à connaître dans cette ville. Puisque tu te frottes un peu trop régulièrement aux sorcières de la coven Zapien, ou plutôt à l'une de ses sorcières. Layla. Ce prénom que tu passes ton temps à hurler, mais qui vient pourtant hanter tes songes de la plus douce des manières. Tu nieras, parce qu'il est toujours plus simple de nier. Mais tu y reviendras toujours...