something stupid ~ Sage

Y’a pas d’manuel qui dit quoi faire quand tu r’trouves ton père crevé la gueule ouverte dans le salon, avec d’l’écume au coin d’la bouche. On dit d’l’écume, j’crois, j’ai vu ça dans un r’portage sur la rage. Mon père, c’était comme un chien enragé, sauf qu’il était mort. J’me rappelle plus trop c’que j’ai fait. J’crois qu’j’ai gueulé, ’pa ? Papa ?? P’pa, réveille-toi ?? Papa ????, d’plus en plus fort. J’sais pas pourquoi, j’pensais qu’il m’faisait une blague. C’était pas l’genre du père, hein, d’faire des blagues. Mais sur le moment, j’sais pas, j’me suis dit que c’en était une. Qu’y’avait aucune chance pour qu’mon père soit crevé juste comme ça, pas vrai ? J’veux dire, c’est louche, quand même. En plus, à l’époque, j’tais jeune, j’avais quoi ? Douze, treize ans ? J’comprenais rien à la vie et la mort, moi. J’tais à peine sûr de capter comment on f’sait les bébés, et j’me demandais d’plus en plus si c’tait normal que j’préfère mater les abdos du voisin plutôt qu’les seins d’la voisine.

Bref, papa était mort, c’tait plus mon père. C’tait qu’un corps tout raide au milieu du salon et j’étais tout seul. M’man elle était nulle part. J’l’ai cherchée dans toutes les pièces, c’pas qu’on avait beaucoup d’pièces dans notre taudis, ni qu’elle pouvait pas m’entendre hurler vu les murs en carton-pâte, mais plus j’la cherchais, plus j’me disais que c’tait pas possible. Qu’elle devait bien être quequ’part dans la maison. J’sais pas, j’y croyais. C’était quequ’chose dans ma tête, et ça voulait pas partir, j’gueulais M’man, m’man ? Y’a ‘pa qui bouge plus, m’man ?, j’croyais vraiment qu’elle était là. J’pouvais pas être tout seul, avec un cadavre, pas vrai ?

Bah si, j’l’étais. Au bout d’un moment, j’pleurais et tout, et y’a l’téléphone qu’a sonné. C’était Alder, mon grand frère. J’sais plus bien c’qui s’est passé après, j’sais même pas combien d’temps j’suis resté à côté du cadavre de mon père à attendre que quelqu’un vienne, j’sais juste que j’ai chouiné au téléphone et qu’Alder m’a dit d’me calmer. Quand il a débarqué, j’ai pas eu trop l’choix que d’accepter. Papa était mort, Maman avait disparu, et moi j’allais vivre avec lui. C’est pas qu’j’aimais pas mon frère, hein, mais il était pas vraiment super drôle. J’suppose que c’était l’plus apte à s’occuper d’moi, après ça, mais j’étais bien content d’avoir les cousins pour souffler un peu.

Parce qu’Alder, c’était l’armée. Fallait se lever aux aurores, bouffer du porridge tous les matins, partir pour une heure de footing, se doucher, aller à l’école, revenir bien à l’heure, surtout pas traîner avec les copains, c’étaient pas des bonnes influences, qu’il disait, et puis à peine on avait bouffé qu’il fallait aller s’coucher. Mon père avait jamais gueulé pour mes notes en classe, ma mère fronçait un peu les sourcils, mais c’tait tout. Alder, lui, il pétait un câble pour un C en maths. Ça m’rendait pas meilleur en maths, juste plus inventif pour planquer mes bulletins. Sauf qu’Alder avait un putain de flair, ça, il savait toujours quand j’mentais.

J’tais bien obligé d’lui mentir, pourtant, si j’voulais avoir une vie. J’pouvais même pas voir Freddie, avec lui, il disait qu’tous les Rose, c’étaient des bons à rien, qu’ils allaient juste me tirer vers le bas. J’crois que si on avait pu faire une meute à deux, il les aurait jetés direct. Mais moi, j’sais pas, c’est ma famille, les Rose, et un jour j’lui ai dit, Freddie c’est mon frère aussi. Si j’avais pas été son p’tit frère, j’pense qu’il m’aurait foutu son poing dans la face. Jamais vu des jointures aussi blanches d’toute ma vie, j’vous jure.

C’était jamais une bonne idée, d’répondre à Alder. Il me l’faisait payer à l’entraînement. Ouais, l’entraînement, parce que quand j’ai eu quoi, quinze ans, j'venais d'passer mes premières lunes, et il s’est mis en tête qu’après l’lycée j’allais entrer dans la police, puis dans la brigade, comme lui. J’imagine qu’il s’disait que ce serait le seul moyen qu’j’aie un job. Alors il avait décidé d’me coacher. Vous m’direz, si j’voulais pas d’tout ça, pourquoi j’ai pas dit non, hein, mais on dit pas non à Alder Rose. C’est pas comme si j’aurais pu m’débrouiller tout seul, puis c’était mon alpha, mon instinct c’était d’le suivre et d’lui obéir, point.

Bon, mon instinct c’tait aussi d’être gay, faut croire, et ça j’regrette vraiment qu’Alder ait fini par l’savoir. J’me f’sais plus trop d’illusions, à treize ans, j’pouvais encore me dire que ça m’passerait, à seize, ça commençait dangereusement à s’confirmer, y’avait qu’à mater mon historique pornhub pour le savoir. Bien sûr, comme beaucoup d’types j’imagine, j’me suis dit que j’pourrais juste y résister. Ravaler les rêves mouillés avec Josh et s’concentrer sur la poitrine de Quinnie. J’sais pas si c’est d’la chance ou d’la malchance, mais quand, miracle, Josh a fait son coming-out et, miracle deux, Josh me trouvait mignon, j’ai pas été très résistant. Sauf que Josh, il avait dix-huit ans, moi j’avais presque dix-sept, mais pour Alder, c’tait juste majeur, mineur et j’ai franchement cru qu’il allait l’buter. Josh avait l’visage moins joli avec l’œil au beurre noir, la lèvre enflée et ses dix points d’suture à l’arcade, et il voulait plus d’moi, aussi. J’pouvais pas l’blâmer.

Le résultat, c’est qu’j’ai plus eu de vraie relation, après ça. Désolé, tu peux pas v’nir chez moi, j’ai un chien d’garde et s’il te voit il va t’défigurer, c’pas trop vendeur comme phrase d’accroche. Grindr est devenu mon meilleur ami, j’avais l’impression que j’trompais quelqu’un dès qu’j’acceptais un coup, mais ça faisait l’affaire. J’me disais que j’penserais à l’amour plus tard, même si j’tombais amoureux à tout va. Heureusement, j’suppose, mes rancards étaient pas comme moi. Mais y’avait pas qu’ça. Avec le temps, Alder, il devenait vraiment agressif sur à peu près tout l’monde. J’pouvais même pas sortir avec une amie sans qu’il la renifle pour savoir si c’était pas une sorcière, et au fond quelle que soit la réponse, il était pas content.

Et puis Alder est mort. Le souvenir est bien plus vif qu’avec mon père. C’pas moi qui ai découvert le corps, pourtant, j’sais même pas si on dit ça, découvrir le corps, pour un mec qui s’est chopé une balle dans la tête en service. J’veux dire, y’a quatre de ses collègues qui ont vu son crâne exploser. J’suis allé à la morgue et j’ai chialé, le médecin légiste il savait pas quoi faire de moi. J’ai envahi son bureau avec mes larmes pendant deux heures au moins, j’arrivais pas à bouger d’là. J’avais b’soin qu’Alder se lève et me dise que tout irait bien.

Ça fait quasi un an maintenant et j’suis tellement paumé. J’sais même pas c’que j’fous là, sans lui, la BCC c’était son rêve à lui, et tout l’monde sait qu’sans lui je s’rais même pas entré dans la police. Y’a plus d’armée, plus d’footing à cinq heures du mat’ et plus d’porridge. Mamie m’en a fait une fois, ça m’a fait tellement pleurer qu’elle m’a d’mandé pardon et j’ai eu honte. Mamie, elle fait d’son mieux pour s’occuper d’moi, mais elle avait une vie, avant que j’vienne squatter sa chambre d’ami, et puis j’suis plus un gamin. Mais j’avoue que j’vrille un peu quand elle me cause pour la centième fois du voisin parfait qu’j’ai jamais vu d’ma vie. J’m’en fais sûrement pour rien, à son âge, on a plus toute sa tête, p’t’être qu’elle l’a inventé.