glitter and gold (zachaela #2)

Zachary descend du taxi d'un pas détendu, et son allure nonchalante laisse supposer qu'il est à son aise à l'idée d'entrer dans ce manoir à l'architecture minutieuse tandis qu'il remet en place le col de sa veste – en vérité, ce n'est pas le cas du tout. Graviter à si peu de distance du Conseil de Crowley ne lui apparaît guère comme un bon concept, loin de là, encore moins pour quelqu'un comme lui. Car il a toujours pris soin de rester assez éloigné pour ne pas s'attirer d'ennuis, du genre à ne pas bouger de leur champ de vision sans pour autant être l'un de leurs principaux centres d'attention. Alors qu'il puisse se rendre à ce bal annuel avec tant de désinvolture donne l'impression d'une blague de mauvais goût. Une sorte de provocation à l'égard du Conseil, peut-être. Enfin, il n'est pas le nombril du monde non plus, pas vrai ? Il saura se faire discret.
Le problème – si cela peut vraiment être considéré comme un problème, aux yeux de Zach ça l'est – étant que le bal organisé chaque année au sein même du manoir Beauregard se présente à lui comme une véritable opportunité pour ses affaires. Quoi de mieux qu'un événement ouvert à tous les habitants de la ville pour avancer dans ses enquêtes, ou au moins pour dénicher des informations alléchantes qu'il n'aurait sûrement pas l'occasion de trouver ailleurs ? De toute façon, ça commence à devenir récurrent ; dès que Zach sort de son appartement, qu'importe l'endroit où il se rend, c'est forcément pour le boulot. À deux doigts de devenir obsédé par son travail si ce n'est pas déjà le cas, ça fait des années qu'il n'a pas trouvé meilleur hobby que de fouiner dans la vie des gens sans réelle permission, sauf si l'on considère les chèques signés et les liasses de billets de ses clients comme des permissions. Il hausserait les épaules en disant que "ça lui convient ainsi", ce qui n'est pas forcément faux ; ce qui l'effraye surtout, c'est qu'il ne saurait pas quoi faire du reste de sa vie si on lui retirait son étiquette de supposé détective privé. Oui, il en est devenu pathétique à ce point.

Il chasse ses pensées d'un geste furtif de la tête alors que ses pas le guident jusqu'à la salle de réception. La discrétion est déjà mise à rude épreuve durant ce trajet, des têtes familières l'ayant reconnu et n'étant que peu ravies de le voir présent ici, mais comme à son habitude Zach n'y prête aucune attention et se mêle déjà à la foule d'invités. Tout le monde s'est mis sur son 31, même ceux venant des quartiers les moins huppés de la ville – lui aussi a essayé de faire un effort, d'ailleurs. Un smoking noir et une chemise blanche des plus simples, certes, mais il a quand même pensé au nœud papillon et rien que pour ça, on pourrait le féliciter. La coupe de champagne dérobée sur l'un des plateaux des nombreux serveurs déambulant entre les conviés fera office de récompense personnelle.
Alors qu'il porte le verre à ses lèvres, il ne s'attarde guère sur la décoration luxueuse du lieu et lance un regard circulaire à travers la salle, préférant trouver les potentielles personnes figurant dans son carnet de contacts parmi la foule. Mais bien vite, il n'y a qu'un seul visage qui retient son attention ; il mentirait cependant s'il disait l'avoir reconnue d'un seul coup d'œil. Il faut dire que ce n'est pas tous les jours qu'il voit Rafaela en robe, parée de bijoux, coiffée autrement qu'avec une queue de cheval ou les cheveux détachés.
Un sourire de coin s'égare sur ses lèvres et, sans trop réfléchir, Zachary se remet en route pour la rejoindre, contournant néanmoins le centre pour éviter d'arriver face à elle. C'est pour l'effet de surprise sûrement déjà raté.
— Madame la boss, la salue-t-il d'une voix faussement solennelle en se plaçant à ses côtés.
Non sans un air taquin, il lui jette un regard, mais finit par lui adresser un sourire plus amical – plus insouciant dans l'idée, en tout cas, montrant de suite patte blanche sans trop le vouloir.
— Vous êtes ravissante, ce soir.
Loin de lui l'envie de se moquer d'elle ou de jouer le charmeur, Zach a prononcé ces mots avec toute l'honnêteté dont il sait faire preuve. La singularité de cette soirée s'y prête bien, dira-t-on.
Pour autant, Esperanza n'a pas l'air tout à fait à son aise – peu sûr que ce soit son compliment qui l'ait autant déstabilisée, elle doit seulement faire partie des personnes les plus soucieuses quant au bon fonctionnement du bal, ce qui est compréhensible. Bien que cet événement soit organisé pour une soi-disant "célébration de l'harmonie", il y a fort à parier qu'une grande partie de cette dite harmonie repose sur les épaules de la jeune femme à la tête de la BCC. Enfin, ce ne sont que des spéculations, il n'en sait pas grand-chose, lui.
— Vous êtes venue pour la forme ou vous vous chargez de la surveillance aussi ?
À moitié sérieux, cette fois. Car à bien l'observer, à se tenir ainsi, Rafaela donne presque l'impression d'avoir été chargée de chaperonner une bande de lycéens lors du bal de fin d'année.

Le dos droit et une coupe de champagne entre les doigts, Rafaela glisse entre les invités à la recherche d'un coin où la foule sera un peu moins dense. Sans doute devrait-elle se réjouir qu'autant de monde participe à une réception qui fête la coexistence des races dans la ville, mais elle n'a pas de mal à repérer quelques visages qui désapprouvent à voix haute cette cohabitation égalitaire. Et puis, ce n'est pas comme si elle se sentait dans son milieu ce soir, dans une tenue qui lui fait regretter les chemisiers sans un pli qu'elle porte au bureau. Vêtue d'une élégante robe noire fendue sur le côté, perchée sur des escarpins noirs et parée de bijoux aux oreilles et au poignet gauche, elle se sent presque idiote, avec ses cheveux tressés sur le côté par les soins d'une amie – elle a essayé de le faire seule, mais ça ne ressemblait à rien tant elle manque d'expérience dans ce domaine. Loin d'être une amoureuse de ce type de mondanités, elle n'a cependant pas eu réellement d'autre choix que celui d'y participer. Cette soirée célèbre Savannah et la diversité qui y est possible grâce au Conseil, alors il semblerait inconcevable que la cheffe de la BCC, la brigade qui fait appliquer les lois instaurées par ce dernier, n'y soit pas.

Elle a bien glissé un sourire de façade sur son visage pour les apparences, mais il s'est petit à petit effacé au profit d'un visage aussi neutre qu'impassible. Déformation professionnelle oblige, son regard glisse sur la foule comme si elle en observait attentivement chaque personne – et sans doute le fait-elle – dès qu'elle a trouvé un emplacement un peu plus tranquille où siroter son verre. Cette soirée n'a pas grand chose de divertissant à ses yeux si ce n'est, peut-être, l'alcool qu'elle peut boire gratuitement. Elle sait pourtant qu'elle restera jusqu'à la fin pour assurer qu'il n'y ait aucun débordement au cours de cette soirée, qu'importe qu'elle ne la trouve pas passionnante. Elle a fait de la protection de l'harmonie de Savannah sa mission, et elle compte bien la remplir même lors d'événements aussi pompeux que celui-ci.

Elle ne sait pas depuis combien de temps elle est ici, ni combien de coupes elle a bu, lorsque des pas à sa gauche attirent son attention et lui font tourner la tête vers leur origine à l'instant même où on s'adresse à elle. « Madame la boss. » Ses lippes s'étirent d'un sourire lorsqu'elle reconnaît la voix et le visage de Zachary, amusée par le ton formel qu'il prend. « Monsieur Odmann, » répond-elle, de façon tout aussi solennelle. Son rictus s'agrandit un peu plus lorsqu'elle compare cette rencontre à leurs retrouvailles armées à West Savannah, sûrement aidé par l'alcool qu'elle a bu depuis son arrivée au manoir. « Vous êtes ravissante, ce soir. » Un peu prise au dépourvu par l'honnêteté qui transparaît dans la voix du jeune homme, elle fait tourner son verre entre ses doigts pour s'occuper les mains – c'est tout de même moins instinctif et efficace que jouer avec une arme ou ses clefs. « Merci. » Léger sourire pour appuyer le remerciement, puis Rafaela laisse son regard glisser sur la tenue qu'il porte. Elle n'est assurément pas la seule à s'être mise sur son trente-et-un ce soir. Elle ne se souvient même pas de la dernière fois où elle l'a vu vêtu d'un smoking – sans doute au bal de l'année précédente, mais sûrement pas aux bureaux de la brigade. « Tu es très élégant dans ce costume. » Pas une once de moquerie dans la voix, elle lui rend seulement la pareille avant que son regard ne retourne se balader sur la foule par réflexe. Les habitudes du boulot dont elle ne peut se défaire, dira-t-on. « Vous êtes venue pour la forme ou vous vous chargez de la surveillance aussi ? » Elle esquisse un rictus amusé en soufflant du nez, avant de relever les yeux vers le brun. « Ça se voit tant que ça ? » Elle est presque certaine de déjà connaître la réponse, mais soit. « Un peu des deux. » Il serait idiot de ne pas l'admettre, après tout il a assurément compris qu'elle surveillait les invités par habitude. « Avec la campagne de Madame Parker-Wright, les anti-crawlers sont de plus en plus bruyants et je voudrais éviter toute esclandre, » ajoute-t-elle, comme si elle avait le besoin absurde de se justifier auprès de Zachary. Pas d'angoisse dans le regard de la jeune femme, mais une prudence certaine – avec les années, elle a appris qu'on n'était jamais trop prudents au cours des événements bondés. « Et toi, que fais-tu là ? Je crois savoir que de telles réceptions ne sont pas ta tasse de thé. »

La tenue de Rafaela :

Il est vrai, Zachary a hésité à venir cette année. Parce que c'est tout un événement, le bal du Conseil, et tandis que certains diront qu'il ne faut pas en rater une miette, d'autres vous diront plutôt que ce n'est qu'une mascarade, rien de véritablement utile à la ville. Juste de quoi fausser les apparences, cacher les erreurs, continuer d'alimenter l'image d'harmonie que Savannah se démène tant à donner aux yeux du monde entier. Être la seule et unique ville accueillant les races surnaturelles en leur offrant des droits, ce n'est beau que sur le papier, que dans les bals. Derrière, les rouages et les mécaniques sont moins reluisants. Alors, jouer la comédie, faire partie de la machine et participer à cette immense feinte déguisée, très peu pour Zach. Pourtant, il doit bien admettre que cette soirée mondaine a ses avantages aussi. Pour son travail, déjà, toujours, seule chose qui semble avoir sa priorité chez lui – peut-être parce que c'est aussi la seule chose sur laquelle il peut compter, mais qu'importe. Faire tomber les masques, c'est fastidieux à Savannah, mais ça conduit à une satisfaction qu'il apprécie particulièrement. Il n'a rien du détective qui explique toute la stratégie du meurtrier devant la foule ébahie, loin de là, mais c'est du pareil au même à ses yeux. Tant que le boulot est fait, le reste n'a pas d'importance ; et s'il peut être fait plus vite et plus facilement grâce à un foutu bal où il peut dégoter des informations croustillantes au fur et à mesure que le champagne pétille dans les coupes, il ne va pas se gêner.
Non à vrai dire, il y a autre chose qui le taraude – car l'hypocrisie du Conseil et de tout Savannah en général, il connaît, c'est du cuit et recuit, rien de nouveau. C'est qu'ils n'ont pas tout à fait choisi la bonne date, à organiser cette foutue soirée trois jours après la dernière pleine lune. Enfin, les pleines lunes, ça non plus ce n'est pas nouveau pour lui, et il a réussi à s'y habituer depuis plusieurs années déjà, seulement les symptômes post-transformations ne sont jamais une véritable partie de plaisir. Il arrive à garder la face, mais la fatigue lui laboure le crâne et malgré son allure tout à fait naturelle, ses articulations lui font un mal de chien – sans mauvais jeu de mots. Mais Zachary est depuis longtemps passé maître dans l'art de cacher ses états d'âme de lycan... du moins presque.

À ses côtés, la cheffe de la BCC semble tout aussi à l'aise que lui ; du genre "à l'aise" mais "sur ses gardes", quoiqu'ils ne le sont pas pour la même chose, certainement. Elle lui renvoie le compliment, à quoi il souffle un simple "Merci" sans lui avouer que le costume est le même que celui de l'année dernière – il n'a pas de quoi s'en payer un tous les ans, honnêtement.
— Ça se voit tant que ça ? qu'elle lui répond, lui arrachant un sourire amusé. Il n'ose pas répondre à cette question même si, oui, ça se voit tant que ça. Rafaela est sûrement bonne actrice mais ces choses-là se voient comme un nez au milieu du visage, surtout pour Zach et dans un contexte comme celui-ci. Un peu des deux.
Sincèrement, il ne peut le nier, elle a du courage. Être à la tête de la brigade elle-même sous la coupe du Conseil de Crowley et devoir faire bonne figure dans leur bal, ce ne doit pas être de tout repos. En tout cas, Zachary n'y arriverait pas.
— Avec la campagne de Madame Parker-Wright, les anti-crawlers sont de plus en plus bruyants et je voudrais éviter toute esclandre.
Il l'écoute attentivement et opine du chef, compréhensif. Effectivement, il y a pensé avant d'arriver, n'y a pas porté grande attention en entrant mais il est à peu près certain que quelques convives de la soirée ne font pas partie de ceux approuvant les directives du Conseil – si ce n'est le Conseil tout court. Les choses peuvent tourner au vinaigre en très peu de temps, surtout avec les élections qui approchent à grands pas.
— Et toi, que fais-tu là ? Je crois savoir que de telles réceptions ne sont pas ta tasse de thé.
Il lui jette un regard étonné, surpris seulement par le fait qu'elle lui retourne la question, alors qu'il boit une nouvelle gorgée de champagne. C'est lorsqu'il avise la coupe à moitié vide qu'il se rend compte que boire ça maintenant est en fait une très mauvaise idée, mais tant pis. Il hausse une épaule, fait glisser un regard neutre sur la foule devant eux, un sourire au coin des lèvres.
— Disons que ce n'est pas ma tasse de thé mais qu'il y a des opportunités à côté desquelles je ne peux pas passer. Il tourne la tête vers elle, un peu moins malicieux dans le ton. Les affaires affluent, en ce moment. J'ai l'impression que la ville s'agite un peu plus que d'habitude.
Il semble réfléchir à ses propres paroles alors que son regard ne quitte pas le visage de Rafaela.
— Un peu comme si on avait flanqué un coup de pied dans une foumilière. J'imagine que les futures élections y sont pour quelque chose... murmure-t-il, hasardeux. J'en sais rien.

Heureusement qu'il y a de quoi boire ce soir, sinon cette soirée serait insupportable. Déjà que les réceptions ne sont pas la tasse de thé de Rafaela, alors un événement de l'importance du bal du Conseil, c'est-à-dire un événement où aucun écart de conduite ne saurait être toléré, est synonyme d'une pression invisible qui pèse sur ses épaules et dont elle se serait volontiers passée. Les costumes hors de prix, les bijoux qui scintillent sous les lumières du manoir, les sourires feints, cela n'a jamais été son élément. C'est d'ailleurs le plus gros reproche qu'elle fait à sa promotion : le rôle de représentation qui va avec. Son prédécesseur l'en pensait sûrement capable lorsqu'il lui a confié le poste, sinon il ne l'aurait pas choisie, pourtant elle n'en reste pas moins agacée par tous ces artifices qui cette année l'agressent plus que toutes les précédentes. Sans parler de sa manie qui consiste à surveiller tout ce qui l'entoure comme si à chaque instant quelque chose de dramatique pouvait se produire. Parce que c'est le cas, assurément : entre la pleine lune toute récente, les élections qui approchent, les idéaux de chacun qui se rapprochent des extrêmes chaque année, il y a de quoi s'inquiéter quant à la fin de cette soirée. Vraiment, heureusement qu'il y a du champagne à volonté pour compenser : ça lui occupe les mains et, surtout, ça détend ses nerfs. C'est tout de même moins bon – et moins efficace – qu'un whisky de qualité, mais pour ce soir cela suffira. Espérons.

Elle peut au moins compter sur Zachary pour la distraire, voire carrément la déstabiliser lorsqu'il complimente sa tenue. Ce qui n'était absolument pas prévu, bien qu'elle s'en sorte pour garder la face et ne pas se confondre en bafouillis et rougissements comme une adolescente. Heureusement que le brun ne semble pas plus à l'aise qu'elle ce soir, ça lui évite de prendre l'avantage – car Rafaela n'aime pas perdre le contrôle d'une situation, ils le savent tous les deux. Il la connaît assez pour savoir qu'elle n'est pas venue dans le seul but de sourire à tous ceux qui passent tout en s'empiffrant de petits fours – ce qu'elle ne fait pas, elle préfère le champagne. Elle aimerait dire qu'il n'y a que son rôle de représentation qui compte et qu'elle s'applique seulement à le jouer du mieux qu'elle peut, mais une partie d'elle souhaitait aussi venir ce soir afin de... faire la flic, littéralement. Et ce n'est pas son pseudo-collègue enquêteur – oui oui, détective privé – qui va s'en étonner. Au contraire, il semble comprendre les raisons qu'elle expose pour expliquer sa vigilance en cette soirée – rien d'étonnant lorsqu'on suit un peu les actualités de Savannah. Qui plus est, il est là lui aussi, alors elle suppose qu'il a une bonne raison de le faire. « Disons que ce n'est pas ma tasse de thé mais qu'il y a des opportunités à côté desquelles je ne peux pas passer. » Elle arque doucement un sourcil, faisant taire sa curiosité désirant savoir de quelles opportunités il peut bien parler en portant sa coupe à ses lèvres. « Les affaires affluent, en ce moment. J'ai l'impression que la ville s'agite un peu plus que d'habitude. » Elle hoche la tête, ne pouvant nier cela. Avec les élections qui approchent, il n'y a rien d'étonnant à cela. Qui plus est, elle est loin d'ignorer à quel point les opinions extrêmes prennent de l'importance avec les années. Que ce soit du côté des humains ou des enfants de Crowley. « Un peu comme si on avait flanqué un coup de pied dans une fourmilière. J'imagine que les futures élections y sont pour quelque chose... J'en sais rien. » La jeune femme boit à nouveau un peu de champagne avant de répondre. « J'ai la même impression, » reconnaît-elle sans hésiter. « On a de plus en plus d'anti-crawlers qui finissent en garde à vue ces temps-ci. Souvent ce sont pour des actes mineurs, voire de petites agressions, mais avec les élections qui approchent je me demande si ça ne va pas empirer. » Pire que ça, elle craint que ça empire – voire Savannah sombrer dans le chaos serait pour elle un véritable cauchemar. Cette ville a été son refuge lorsque sa vie s'est effondrée à cause de ses pouvoirs, elle refuse qu'elle puisse être dominée par l'intolérance et la haine de la même façon que tout le reste des Etats-Unis – du monde, même. Elle ne peut s'imaginer faire autre chose que protéger cet endroit, même durant une occasion aussi idiote et artificielle qu'un bal. C'est le bal du Conseil, après tout. « Tu as tant de clients que ça en ce moment ? Je suppose que ça ne doit pas être si négatif, si ? » Sans doute pas pour l'argent qu'il en tire. Pour le reste, elle n'en sait trop rien, ne s'étant jamais vraiment renseigné à ce sujet – même pas auprès de lui, alors qu'ils se connaissent depuis des années. Elle n'est pas détective, son salaire ne dépend pas du nombre de personnes qu'elle interpelle, d'affaires qu'elle résout et de criminels qu'elle envoie à l'ombre – hormis si on parle en terme de promotions. « Affaires à quel sujet ? » tente-t-elle, poussée par sa curiosité naturelle – son besoin de tout savoir pour tout mieux contrôler. Sans doute qu'il ne lui répondra pas, mais pourquoi ne pas essayer ? Après tout, le champagne est entré dans l'équation.

Zachary ne s'intéresse pas tant que ça à la politique. Du moins, quand il était jeune, il n'y trouvait aucun intérêt, ça l'ennuyait plus qu'autre chose et le simple fait d'essayer de comprendre le fonctionnement des élections et les convictions de chaque parti le faisait dormir debout. Néanmoins, depuis quelques années, avec son boulot de détective privé, c'est devenu une autre histoire. Ça ne l'intéresse toujours pas mais il est obligé de se mettre à la page pour ses affaires, pour les gens qu'il croise et qu'il interroge, pour les contacts qu'il tente de se dégoter chaque année. C'est comme un jeu de stratégie, il est plus que nécessaire pour lui d'en savoir un maximum sur ce qu'il se passe en coulisse pour pouvoir anticiper les moindres faits et gestes, les opinions d'untel, les mouvements généraux de Savannah. Certes, le Conseil a un œil sur lui depuis le moment où ils l'ont autorisé à exercer son job peu conventionnel au sein de la ville – mais une chose est certaine, c'est que Zachary a depuis longtemps appris à garder un œil sur eux aussi. Il suit les campagnes électorales, lit les programmes de chacun, regarde les interviews, le tout en soufflant d'un air fatigué parce que rien n'attire réellement son attention au point d'être convaincu, mais voilà, il suit quand même. Alors il a beau dire ne pas aimer le Bal, se demander ce qu'il fout là en vidant sa coupe de champagne, il y a de fortes chances qu'il ait sa place ici plus que d'autres.
— J'ai la même impression, lui répond aussitôt Rafaela. Il ne saurait dire si ça le rassure tant que ça, qu'elle soit du même avis que lui. On a de plus en plus d'anti-crawlers qui finissent en garde à vue ces temps-ci. Souvent ce sont pour des actes mineurs, voire de petites agressions, mais avec les élections qui approchent je me demande si ça ne va pas empirer.
Il retient une grimace qui manque de peu de s'installer sur ses lèvres, le cache en tournant le buste vers une table haute derrière lui pour y poser sa coupe désormais vide. Ce n'est pas son job de s'occuper de ce genre de cas, et fort heureusement d'ailleurs, mais ça n'empêche que ça l'ennuierait fortement de voir la ville où il a passé trente-deux années à croupir partir en fumée sous prétexte qu'ici non plus, les humains et les enfants de Crowley ne savent pas s'entendre. Rien d'étonnant là-dedans mais voilà, il garde espoir. Toute sa vie durant il a gardé espoir, et plus d'une fois il n'a reçu en retour que des déceptions, alors il a de quoi être pessimiste. Il préfère ne pas y penser, garder la face, se cacher derrière les dossiers qui s'accumulent sur son bureau. Il n'en donne pas l'air, pas même à Rafaela, mais il fera tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher le château de cartes de s'effondrer. Et dire que ce n'était pas son but premier avant tout récemment ; faut dire qu'en dix ans de temps, les choses ont tendance à changer. Il ne sait pas trop pourquoi ça a changé, ceci dit. Peut-être grâce, ou à cause des gens qu'il a rencontrés, qu'il fréquente désormais. Il y a fort à parier que la cheffe de la BCC y est pour quelque chose aussi. Qui sait ?

— Tu as tant de clients que ça en ce moment ? Je suppose que ça ne doit pas être si négatif, si ?
Il prend une inspiration en haussant les épaules, les yeux dans le vague. Effectivement, ça pousse à la réflexion. Ce n'est pas négatif parce que ça paye ses factures, son loyer, ses courses. Ce n'est pas négatif parce que si il a pas mal de clients, ça veut dire qu'il a fini par bâtir une réputation pas trop mauvaise dans Savannah. Sa mauvaise foi l'empêche de trouver des points réellement négatifs, à vrai dire.
— Affaires à quel sujet ?
Un sourire amusé se dessine aussitôt sur son visage. Il lui lance un regard de coin, l'air presque narquois, ses pupilles sombres semblant dire quelque chose comme "j'aurais dû parier que tu allais le demander", parce que la curiosité de Rafaela finit toujours par ressortir un jour ou l'autre. N'y a-t-il vraiment que lui qui arrive à s'en dépatouiller sans trop d'encombre ?
— Un peu de tout. Oui, ça l'amuse de répondre sans répondre pour autant, du genre à lui donner un os à grignoter pour qu'elle le laisse en paix. C'est certainement parce que ce n'est pas sa supérieure directe qu'il s'en sort toujours face à ses questions intrusives. Les élections qui approchent y sont pour quelque chose, en effet, si vous voyez ce que je veux dire.
Un serveur passe au même moment devant son nez avec un plateau pratiquement vide, sur lequel il ne reste plus que deux coupes de champagne – presque par réflexe, Zach s'empare des deux verres en soufflant un "Merci" à peine audible à l'employé, avant de se tourner vers Rafaela pour lui offrir une coupe. Traité de paix non-officiel que les bulles qui pétillent dans le liquide doré finissent de signer.
— Des enquêtes sur l'un, sur l'autre, de quoi décrébiliser les prochains candidats. Rien qui ne soit intéressant pour la BCC, si c'est ce que vous vouliez savoir.
Le sourire ne disparaît pas alors qu'il la croise du regard. Il vient ensuite faire doucement entrechoquer son verre contre celui – rempli – de Rafaela, histoire de trinquer ; aux élections, à la ville qui déraille, à leur position de pions sur l'échiquier. Entre autres.
— N'empêche, je rêve ou personne n'est encore venu saluer la cheffe de la BCC ? Je crois que vous les intimidez trop, Esperanza, lance-t-il tout à coup, taquin, avant de boire une gorgée de champagne.

Toujours cette même curiosité, ce besoin de tout savoir pour ne jamais perdre le contrôle. Être sûre qu'aucune des enquêtes de Zachary ne risque d'interférer avec celles de la BCC, qu'il n'aide pas les mauvaises personnes, qu'il ne trempe pas dans quelque chose de louche. Elle aimerait savoir, et il le sait très bien malgré l'air neutre qu'elle arbore : avec les années, ils se connaissent mieux qu'ils veulent bien l'admettre. Assez pour que Rafaela sache qu'il ne répond pas à ces questions-là. C'est peut-être aussi ce qui le rend bon dans son métier : de ne jamais donner de noms, le fait de ne jamais parler de ses affaires, d'être évasif, d'en dire toujours trop peu sur ses affaires – trop peu si on en croit la flic, tout du moins. Pourtant elle l'interroge quand même, nouvelle tentative qui sera sûrement vaine mais, après tout, pourquoi pas ? « Un peu de tout. » Évasif, c'est bien ce qu'elle disait. Et puis ça se voit à son visage, qu'il sait que ce n'est pas assez pour la cheffe de la BCC qui boit la dernière gorgée de sa coupe pour taire sa frustration et réprimer un claquement de langue qui aurait été trop expressif. Il a ce petit sourire qui lui donne envie de grogner, cette douce moquerie au fond des yeux qui l'agace parce qu'elle sait ce qu'elle veut dire. Évidemment qu'elle allait poser la question et qu'il le savait avant même que les mots soient prononcés, évidemment qu'un un peu de tout ne lui suffit pas et qu'il le sait. Pourtant il joue quand même et prend un malin plaisir à lui répondre par des paroles creuses. Le pire c'est qu'il s'en sort, et qu'elle le justifie seulement par le fait qu'il est utile. Il l'est, c'est vrai, mais à ce point ? « Les élections qui approchent y sont pour quelque chose, en effet, si vous voyez ce que je veux dire. » Léger hochement de tête pour signifier qu'elle voit de quoi il parle. Rafaela a beau porter un regard très critique sur la politique et s'en tenir éloignée lorsqu'elle le peut malgré son poste, elle n'est pas assez naïve pour ignorer tout ce qui se trame derrière les belles paroles du Conseil et des candidats.

Le hochement de tête à peine esquissé que Zachary se retrouve avec deux coupes de champagne dans la main et lui en tend une. La jeune femme la saisit sans se faire prier, esquissant un sourire accompagné d'un sincère « Merci. » Ce n'est pas vraiment une nouveauté que la cheffe de la BCC a un goût prononcé pour l'alcool, il n'y a qu'à voir les rumeurs qui courent au sein du bureau de la brigade. Et puis il faut bien ça pour survivre à ce genre de soirées, de toute façon. « Des enquêtes sur l'un, sur l'autre, de quoi décrédibiliser les prochains candidats. Rien qui ne soit intéressant pour la BCC, si c'est ce que vous vouliez savoir. » La surprise qui se lit au fond des yeux de Rafaela traduit le fait qu'elle ne s'attendait pas à obtenir une réponse aussi précise. Ce n'est pas comme s'il lui avait donné un nom  – d'autant plus qu'aucun ne lui semblerait ahurissant tant politique et corruption sont synonymes à ses yeux –, mais venant de quelqu'un qui répond d'habitude avec un haussement d'épaules et un sourire narquois, il y a de quoi justifier l'étonnement de son interlocutrice. Positif, cependant, si bien qu'un léger sourire s'est glissé à la commissure de ses lèvres, trahissant sa satisfaction. « J'espère que tu ne fais rien de stupide, » assure-t-elle d'une voix si neutre qu'il est dur de savoir si c'est un conseil ou un avertissement. Si elle veille toujours discrètement à ce qu'aucun agent de la BCC ne vienne chercher des noises au détective, c'est parce qu'elle sait qu'il leur est utile – en tout cas c'est ce qu'elle assure. Pourtant qui sait s'il le sera toujours ? Qui sait si un jour elle ne se mettra pas elle aussi à enquêter, mais sur lui – elle est flic, après tout. Pourtant cette fois la question ne se pose pas vraiment dans l'esprit de la jeune femme, les quelques mots trahissant seulement un réel intérêt, comme une sorte d'inquiétude. Bien sûr qu'au fond elle n'a pas envie qu'il se mette dans des emmerdes dont il ne saurait se sortir, mais de là à ce qu'elle le reconnaisse...

Trinquer c'est mieux, ça prend moins la tête, même que le sourire de Rafaela réapparaît au bruit que produit la rencontre de leurs verres. D'ailleurs il reste en place ensuite, parce qu'elle peut boire une gorgée – ce que ne pouvait pas lui permettre le verre vide glissé dans son autre main – puis deux, ce qui lui fait indéniablement plaisir. « N'empêche, je rêve ou personne n'est encore venu saluer la cheffe de la BCC ? Je crois que vous les intimidez trop, Esperanza. » « Peut-être bien, » admet-elle en soufflant du nez, comme un léger ricanement. « Pourtant toi tu es là, » ajouté, entre l'amusement et l'interrogation, comme un constat dont elle ne saurait trouvé la bonne interprétation. A la place, le regard accroche un plateau vide sur lequel elle dépose sa coupe qui l'est tout autant, fuyant un instant – et sans doute intentionnellement – celui du jeune homme. « A moins que ce soit toi qui les effraies. Après tout, plusieurs m'ont saluée avant que tu me rejoignes, » argumente-t-elle en feignant un air sceptique, comme si elle y réfléchissait réellement. Mais au bout de quelques secondes, un nouveau sourire amusé vient fendre son visage et elle porte la coupe à ses lèvres pour boire quelques bulles. « Ce n'est pas comme si les gens s'intéressaient vraiment les uns aux autres, pendant ce genre de soirées, » ne peut-elle s'empêcher de commenter, une condamnation évidente dans les mots et dans la voix tandis que son regard glisse rapidement autour d'eux. Non vraiment, tous ces faux-semblants, ça l'écœure. Elle n'aime pas les mondanités de ce type, Rafaela, n'a d'ailleurs pas manqué de lui dire lorsqu'ils ont commencé à discuter. Ça va qu'il y a du champagne – et le détective – pour la distraire, vraiment. Surtout qu'elle devait rester jusqu'à la fin, qu'elle s'ennuyait à mourir, n'avait aucune envie d'entendre les commérages et l'hypocrisie des uns et des autres qui lui faisaient presque regretter sa promotion. Au moins lorsqu'elle n'était qu'agente, elle venait juste pour avoir bonne conscience – c'est-à-dire surveiller discrètement – et croiser quelques personnes, et surtout elle pouvait partir quand bon lui semblait. Maintenant c'est une autre histoire, même si elle ne s'en doutait pas lorsque son supérieur lui a annoncé qu'elle devenait cheffe.

Comme si une idée venait de lui traverser l'esprit, Rafaela détourna soudainement le regard de la foule sans intérêt pour le poser sur le détective. « Au fait, j'avais une question. » Petit sourire, deux secondes d'attente pour ménager le suspens – et se venger pour toutes les fois où il fait pareil, surtout. Peut-être qu'elle ne devrait pas poser la question parce que ça gâcherait le mystère, mais après – insérer ici un chiffre dont elle n'a même pas connaissance parce qu'elle a arrêté de compter à trois – coupes de champagnes, elle n'y pense pas vraiment. Ou plutôt sa curiosité prend le dessus, encore une fois. « Tu comptes me vouvoyer jusqu'à ce que je prenne ma retraite – » Ce qui n'était pas près d'arriver, car elle ne supporterait assurément pas d'être inactive à moins d'y être contrainte par sa santé... et encore. « – ou tu attends simplement que je te demande de me tutoyer ?  » qu'elle demande, sans une once de moquerie ou d'accusation. Simple curiosité, d'autant plus que ce vouvoiement de la part de Zachary ne l'a jamais dérangé. Ça l'amuse, plutôt. « A moins que ça t'amuse ? » Peut-être que ce n'est que ça, au fond. Après tout, cela fait sept ans qu'ils se connaissent maintenant, alors se vouvoyer... Ça n'a plus vraiment de sens, si ?