you don't know me (ft. bluebell)

L'agitation est à son comble autour de toi, la musique tambourine dans les basses des enceintes et la soirée bat son plein depuis plusieurs heures déjà. Pourtant tu soupires, et ta tête bascule vers l'arrière alors que tu te trouves avachi sur le canapé, amorphe. À vrai dire ce n'est pas tant un endroit pour se relaxer, mais l'habitude fait que tu n'es plus vraiment atteint – encore moins dérangé – par le dynamisme de ton environnement, et qu'il est possible que tu ne fasses preuve d'aucune motivation au beau milieu d'une fête des plus dévergondées. Parce qu'il paraît que c'est la marque de fabrique de la maison, un panneau lumineux "Le temple de la débauche officiel de Victorian District" bientôt accroché sur la façade de la demeure lorsque votre adresse sera ajoutée sur le circuit de la visite guidée de Savannah. Alors forcément, en vivant ici, tu as été contraint de t'y habituer – ce que tu as fait étonnamment vite, quoique d'un sens tu étais déjà familier à ce genre de milieux –, mais ce n'est pas pour autant que tu t'y es pleinement intégré. Toi, tu observes, affalé sur le canapé comme une sentinelle perchée au sommet d'une tour. Tu observes les allers-retours des conviés, les gens se trémousser au rythme de la musique au milieu du salon, les gobelets se remplir et se vider toutes les cinq secondes. Tu surveilles certaines silhouettes du coin de l'œil ; Brett qui s'apprête à organiser un concours de shots d'un côté, Meabh qui fait tu-ne-sais-quoi de l'autre – tu n'arrives pas à deviner parce que tu détournes trop vite le regard –, et puis, dans un coin de la cuisine, là où Brett lance les hostilités, une tête blonde. Une tête blonde que tu as l'impression de voir souvent depuis quelques temps, trop souvent même, et si tu n'as rien contre les habitués de base, celle-ci commence presque à te contrarier. Bluebell Wilkes n'est pas censée être la bienvenue chez vous, ça te paraît logique, mais faut dire qu'il y a beaucoup de choses logiques qui ne le sont pas pour Danton et celle-ci ne déroge pas à la règle.

C'est surtout son patronyme qui t'embête, en fait. Ça fait un moment que tu vis à Savannah, assez longtemps en tout cas pour que tu connaisses les grosses têtes de la ville, les familles influentes du coin, les petits jeux politiques qui s'y déroulent, et le nom des Wilkes figure parmi ceux que tu retiens le mieux. Anti-crawlers à 100%, rien qui t'effraie mais de quoi te faire grimacer quand leur nom revient dans la conversation. Parce que tu n'es pas calé politique mais tu sais que ce genre de personnes a de quoi devenir dangereuses par la suite. Parce que t'as des principes, peut-être, un peu, assez pour ne pas piffrer leur fille qui s'invite dans votre baraque presque tous les week-ends. Bref, t'es à peu près sûr d'être dans ton bon droit en te méfiant d'elle, surtout depuis qu'elle traîne un peu trop dans les pattes de Brett – Brett qui devient de suite aveugle quand on parle "pari", cet idiot, ou peut-être qu'il y a autre chose derrière, t'en sais rien.
Ton fil de pensées est tout à coup interrompu lorsqu'une masse te bouscule l'épaule et, en tournant la tête, tu t'aperçois que ce n'est autre qu'une gonzesse perchée sur les genoux d'un type assis à côté de toi, les deux s'embrassant langoureusement tandis que la jeune femme tient encore son verre dans la main comme la Statue de la Liberté porte son flambeau – rien qui t'étonne, donc, mais c'est assez pour que tu roules des yeux et que tu décides finalement de te lever du canapé, te dirigeant lassement vers la cuisine. Tu slalomes entre les invités, puis vient t'adosser contre un plan de travail, profitant du spectacle qu'offrent les trois individus – que tu ne connais ni d'Eve ni d'Adam – s'apprêtant à ingurgiter la lignée de shots dressée devant chacun d'eux, sous les acclamations assourdissantes de tous ceux rassemblés autour des concurrents. Un bref sourire vient s'égarer sur tes lèvres, amusé, mais il ne dure pas bien longtemps. À quelques mètres de toi à peine, tu aperçois la silhouette de la demoiselle Wilkes qui se dirige droit vers toi, le regard braqué sur ton visage, l'allure vraisemblablement décidée, rien qui ne t'arrange donc ; tu aurais bien aimé fuir, l'esquiver comme tu fais tout le temps, mais tu n'as aucune issue de secours discrète à ta portée et, pour être honnête, la surprise te cloue sur place. La curiosité, aussi, peut-être. Qu'est-ce qu'elle peut bien avoir en tête, à t'approcher ainsi ?
— Je peux t'aider ? que tu lances, sourcil arqué, presque dédaigneux dans l'idée, lorsqu'elle arrive enfin à ta hauteur.

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Jusque-là, tu dirais que tu as plutôt bien réussi à gérer la présence de Bluebell Wilkes dans ton environnement. Puisque tu n'as jamais vraiment eu ton mot à dire sur les invités des soirées, d'autant plus que n'importe qui peut entrer et sortir dans cette maison comme dans un moulin, et que personne n'a daigné vouloir t'écouter à propos de cette histoire de défi à la con, lorsque tu as fait remarquer que l'idée était affreusement mauvaise et la cible terriblement mal choisie, tu as donc dû t'arranger pour ne plus la croiser, espérant même que ce stratagème te permette de ne plus entendre parler d'elle et la pousse à ne plus traîner par ici – spoiler, ça n'a fonctionné pour aucun des deux.
On te dirait pourtant que tu as fini par accepter Delilah, qui serait presque faite du même bois que Bluebell ; celui de ces jeunes femmes rebelles qui tournent le dos à leur famille anti-crawlers, et qui provoquent l'autorité parentale en venant s'amuser à vos soirées pour fricoter avec des vampires et autres joyeusetés de Savannah. Et certes, tu as fini par accepter Delilah, difficilement mais sûrement, mais tu n'es pas certain que le cas de miss Wilkes soit tout à fait similaire. Plus qu'un mauvais pressentiment, tu commences à te demander si cela ne va pas au-delà de la stupidité du défi que Brett doit relever ; un avant-goût de "ça va très mal se terminer", bien que la fin de cette situation que tu imaginais il y a quelques semaines n'est plus vraiment celle que tu imagines aujourd'hui. Des facteurs qui sont rentrés en compte entretemps et qui pourraient changer l'issue de cette histoire, en pire dans ta tête, du moins. Des regards lancés, des paroles échangées, des bribes de surnoms, entre autres. Toi qui n'es pas du genre à t'immiscer dans les affaires des autres, tu commences néanmoins à surveiller ce manège de loin, non sans une grimace ou le nez froncé, tel un papa poule qui se rend compte que le fils du voisin tourne un peu trop autour de sa fille – image très bancale, évidemment que tu ne fais pas ça avec Brett, encore moins avec toutes ses conquêtes, mais l'idée est là. Bluebell s'apparente vaguement à une tornade inoffensive qui s'apprête pourtant à démolir l'ordre établi dans votre système défaillant, alors il faut que tu gardes un œil sur elle.
C'est qu'à t'entendre, tu as toutes les raisons du monde pour garder un œil sur elle, Awsten, la liste non exhaustive ne cessant de s'allonger dans ta tête au fur et à mesure que le temps passe.

Toujours en l'évitant, cependant ; d'où le mépris qui t'habite soudainement lorsque l'idée même de papoter avec elle s'offre à toi. Alors, quand tu la vois se diriger vers ta personne, non sans trébucher – tu es à ça de sentir son taux d'alcool trop élevé d'un simple reniflement –, tu n'arrives pas à dissimuler ton malaise. Tu ne fais pas d'effort pour le cacher non plus, à vrai dire. Pas un seul centimètre carré de ton allure laisse penser que tu as une brusque envie de faire ami-ami avec elle, mais ce n'est pas ça qui l'arrête, visiblement.
— Figure-toi que oui !
Tu fixes son index pointé sur toi, puis relèves le regard pour la dévisager, le sourcil toujours arqué, l'expression du visage toujours aussi hautaine, sangsue immortelle qui se croit au-dessus de ces humains fragiles et de leur besoin viscéral de sociabilisation.
— Awsten, j'ai une question ! Oui, t'en as aussi, "Pourquoi tu me rappelles la stupidité d'un papillon de nuit irrémédiablement attiré par la lumière d'une ampoule ?" par exemple. Pourquoi tu m'aimes pas ?
Tu souffles du nez tandis qu'un sourire un peu sardonique se dessine sur tes lèvres. Cette fois, t'as juste l'air d'un sale con, Awsten, à te moquer de la gentille demoiselle venue avec toute la bonne volonté de l'univers, brandissant le drapeau blanc et le traité de paix, le tout avec une main tendue vers toi et un sourire amical aux lèvres. Mais disons que tu n'es pas du même avis, ce soir. Ou peut-être que t'es vraiment qu'un sale con.
— Non parce que j'suis une fille sympa. Et j'suis marrante en plus !
— Je ne sais pas ce qui te fait penser que je ne t'aime pas, réponds-tu distinctement en croisant les bras. Mais je veux bien te croire.
Autant pousser la moquerie jusqu'au bout. L'éthanol dans le sang de la jeune femme va sûrement t'aider dans la démarche.
— Tu es aussi sympa et marrante que ta mère, tu veux dire ?
Les commissures de tes lèvres se relèvent de nouveau, laissant entrapercevoir une vague de condescendance et un bout d'une de tes canines pointues ; le nombre de shots qu'elle a dû ingurgiter ne te donne aucune certitude sur le fait qu'elle puisse comprendre l'ironie ou qu'elle frémisse devant tes traits vampiriques comme à son habitude, mais au point où t'en es, ça vaut le coup d'essayer.

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