Première Mi-Temps (ft. Megan)

Tu ne sais pas trop ce qui t'a pris, de venir là.
Quand tu as vu la publication sur Instagram, tu es restée deux bonnes minutes devant, à mi-chemin entre la curiosité et l'hésitation. Tu as laissé un like, comme une marque de bonne foi, comme un "peut-être, on verra". Parce que sur papier – sur l'écran de ton Iphone, plutôt, l'idée semblait véritablement sympathique. Et il y avait une sorte de signe du destin, derrière l'image des crampons, entre les lignes de la description qui louait le partage et la solidarité avec tant de bienveillance que tu as eu envie d'y croire. Tu t'es dit que si ce truc s'était retrouvé sur ton fil d'actualité, entre le post d'une mannequin qui montre sa tenue lors de son dernier photoshoot et celui d'une youtubeuse beauté qui organise un concours pour gagner la nouvelle palette d'Anastasia Beverly Hills, ce n'était pas pour rien.
Tu as cliqué sur le profil, cherché des commentaires, vérifié le nombre d'abonnés. Tu as récupéré les informations, les horaires, le lieu. Tu as tout gardé précieusement dans les notes de ton portable et, chose faite, tu t'es couchée en te disant pourquoi pas.
Pourquoi pas. Tu n'as rien à perdre à aller jeter un coup d'œil, juste pour voir, histoire d'avoir une idée du projet, pas vrai ? Et puis ce serait un bon début dans ta quête d'ailleurs.
Enfin, ce n'est pas vraiment l'ailleurs que tu cherches, parce que tu n'as aucune envie de quitter Savannah. C'est plutôt la nouveauté, l'inconnu... les autres, que tu cherches véritablement. Dix-neuf ans passés dans Landmark District, à ne côtoyer que des sorcières, que ton coven, que ta famille. Dix-neuf ans à regarder les autres groupes se mêler de loin avec l'appréhension et la peur de tout ce qui n'est pas comme toi, refilées par l'éducation pointilleuse de Maman et des traumatismes qui se sont forcément retrouvés dans vos gènes. "Ce qui n'est pas comme nous est potentiellement dangereux" et tu t'es faite à cette idée pendant tant d'années que, si tu n'avais pas eu un déclic, tu aurais pu vivre jusqu'à ta mort dans cet esprit de communautarisme strict sur lequel Jamie Vickers a toujours mis un point d'honneur.

Tu ne saurais dire ce qu'a vraiment été ce déclic. Ton dernier pouvoir qui s'est enclenché soudainement, peut-être. Cette nécromancie sortie de nulle part qui t'a forcée, bon gré mal gré, à voir ce que sont vraiment les autres au-delà des patients de la clinique, des clients de la boutique d'antiquaires – des âmes peu bavardes, mais surtout des personnes qui n'ont de différence avec toi que leur espèce et leur statut de décès. Ça t'a donnée envie de voir du monde, au moins le reste de la ville, de te mêler à la foule pour ne pas mourir ignorante, pour échapper à ces fantômes qui te fichent le cafard. Tu as la chance de vivre à Savannah, Megan, là où tout le monde peut se côtoyer sans avoir à craindre pour sa vie, melting pot censé rassembler tous les enfants de Crowley et les humains dans un mélange homogène d'harmonie utopique – tu sais que vous êtes encore loin de l'idée, mais ton côté optimiste tend à vouloir espérer qu'un jour vous y arriverez. En attendant, c'est une chance que tu ne veux plus gâcher, qu'importe ce qu'en pense Maman – qui n'est pas encore au courant que tu t'aventures un peu trop loin du périmètre de sécurité qu'elle a elle-même instauré.

Alors voilà, d'abord, cette équipe de soccer t'a parue comme une de ces chances-là. À saisir, pour ne pas mourir bête. À tester, pour ne pas regretter plus tard. Une des premières étapes dans ton aventure, premier épisode de la série suivant ton épopée de petite sorcière naïve ; à quoi ressemble vraiment Savannah et ses habitants.
Mais maintenant que tu te retrouves là, au bord du terrain qui ne paye pas de mine, sous un ciel un peu trop grisâtre à ton goût, sans personne aux alentours, tu te dis que l'idée n'était pas aussi bonne que tu le croyais. Les points négatifs que tu t'étais efforcée d'ignorer te reviennent en pleine figure, les mauvais scénarios que tu t'étais imaginée sur le trajet prennent soudainement vie sous tes yeux.
Et si tu es toute seule ? Et si ce n'était qu'un traquenard ? Une mauvaise blague ?
Tu commences à faire la moue. Non décidément, c'était une mauvaise idée ; tant pis pour les chances, tant pis pour Savannah, tu verras ça plus tard. En plus tu n'es même pas sportive, Megan. C'est toi la mauvaise blague, dans cette histoire.
Résolue, et avant que quelqu'un ne t'aperçoive, tu tournes les talons pour fuir le plus loin possible et ne jamais revenir – mais tu t'arrêtes subitement quand tu remarques que quelqu'un était déjà derrière toi, non sans faire un bond de deux mètres, ton cri d'effroi se bloquant de justesse dans tes cordes vocales.
— Pardon, je ne vous ai pas fait peur, au moins ?
Tu restes muette, encore sous le choc, mais ton visage répond à ta place ; tes yeux écarquillés et ton souffle court laissent sous-entendre que, si, il t'a fait peur. Tu ne l'avais absolument pas entendu arriver.
— Je suis Song... Je suis Sonny, le capitaine et l’entraîneur du SC Savannah United. Vous êtes là pour l’entraînement ? J’ai des affaires à vous prêter si vous avez besoin. Ton silence qui perdure te permet néanmoins de le dévisager d'un œil encore surpris, désemparée face à la situation dans laquelle tu te retrouves. C’est votre première fois ? Vous verrez, ça sera amusant. J’ai quelques personnes qui débutent aussi donc vous en faîtes pas pour le niveau. Ce qui compte c’est de se faire plaisir.
T'es complètement à l'ouest sur le moment, Megan, tant que tu n'as pas l'air de comprendre ce qu'il te dit. Tu ouvres une première fois la bouche pour parler, mais aucun son ne sort – tu ne sais pas quoi faire, ni quoi dire. Tu te serais sûrement enfuie sans dire un mot si on ne t'avait pas appris à être polie, même envers les inconnus.
— Je... je suis désolée, marmonnes-tu, terriblement gênée. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, je ne sais même pas jouer et... je pense que ma mère ne va pas être d'accord, alors je... je ne vais pas rester...
Tu ne le quittes pas du regard et pourtant, tu as déjà fait un pas en arrière, prête à partir. Tu ne veux pas qu'il le prenne mal, il n'a pas l'air méchant – mais voilà, la peur de l'inconnu a fini par te rattraper, Meg.

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