i’m too precious to just sit around and worry | megan

"Je sais soigner" a été la première phrase qu'elle a prononcé dans le compound. Pas un bonjour, pas un s'il vous plaît. Maman est arrivée avec un sac vide d'affaires, un ventre rond et les mains pleines de volonté. Pleines d'un pouvoir qu'elle ne savait pas gérer mais qui n'était plus que sa dernière façon de se montrer utile, son salut dans ce monde de brutes.
Elle venait de loin, à ce moment-là, Jamie Vickers. Elle avait tout quitté – personne ne savait d'où elle venait vraiment – pour fuir son compagnon qui s'est avéré être un chasseur, un type dans cette branche de salauds du moins, et avait traversé le pays avec un bocal à moitié rempli de pièces et de billets, dernier consistuant de ses maigres économies. En arrivant à Savannah, il ne lui restait plus que trois pièces de cinq cents.
"Je sais soigner" a-t-elle répété, lorsqu'on lui a amené la head witch. Beaucoup moins déterminée, tout d'un coup, la voix tremblante, chancelante, une étincelle d'espoir qui s'éteignait sous le regard froid et intransigeant d'Adela Zapien. Elle n'allait pourtant pas la supplier, ni se jeter à ses genoux en pleurant. Jamie avait sa fierté, qu'importe son état déplorable, son air de folle à lier alors qu'elle se tenait là, debout au milieu du hall, trempée de la tête aux pieds, qu'importe ses pupilles qui reflétaient des horreurs qu'on n'osait guère imaginer.
Elle savait que les covens n'acceptaient pas n'importe qui même si elle possédait le don voulu. Elle aurait très bien pu être mise à la porte sans plus de cérémonie, mais l'expression faciale de la head witch s'est finalement adoucie lorsque ses yeux se sont posés sur son ventre difficilement dissimulé sous les pans de son fin manteau. Elle était déjà à sept mois.
On l'a finalement accueillie sous le toit de l'immense compound implanté au milieu du quartier historique, et depuis ce jour, Jamie en est intimement persuadée ; c'est sa fille, qui n'avait pourtant pas encore poussé son premier cri, qui lui a sauvé la vie.

C'est si calme dans les couloirs que tu crois entendre le vent siffler sous les portes. Un frisson remonte le long de ton échine tandis que tu viens t'appuyer contre le mur, le regard dans le vide, l'oreille tendue vers la pièce qui t'est interdite d'accès.
Tu entends Maman bafouiller des excuses, puis se mettre à sangloter – ta gorge se noue aussitôt, car c'est la première fois en bientôt dix ans d'existence que tu surprends ta mère en train de pleurer.
Adela se meurt, tu es jeune et on ne t'en parle à peine, mais tu le sais. Tu sais sans vraiment comprendre, à vrai dire, toi qui ne te rends pas compte des conséquences qu'entraîne la mort d'une head witch au sein d'un coven. Le vôtre sombre peu à peu dans une léthargie étrange, une obscurité qui te rend mal à l'aise et qui te force à mettre ton énergie et ton enthousiasme d'enfant sur pause. Toi qui as l'habitude de courir dans les couloirs, de rire à gorge déployée, d'écouter les conversations des soigneuses, d'observer les va-et-viens des clients de l'apothicairerie et des patients de la clinique – que tout soit soudainement inanimé, si silencieux dans la bâtisse où tu as grandi, cela te fait tout drôle, Megan.
Tu ne parles même plus à Layla, ces derniers temps. Ce n'est pas rare de te voir fourrée dans ses pattes à longueur de journée puisque tu n'as jamais été impressionnée par ses grands airs de cadette Zapien, néanmoins ces derniers jours, tu la crains comme un animal craint le feu. Un chagrin qui se transforme en colère qui s'achève en rage, même toi tu l'as perçu et depuis, tu préfères prendre tes distances. Avec elle, et avec tout le monde. La tristesse qui imprègne les murs du compound t'affecte profondément, mais c'est plutôt un malaise désagréable que tu traînes à ta suite comme un boulet à ta cheville, un poids sur tes épaules – trop pour un si jeune âge, dirait-on.
Tu entends tout à coup des pas dans la chambre que tu espionnes et, paniquée, tu fuis en courant dans le corridor, manquant de peu de trébucher sur le parquet. Tu as claqué la porte de votre appartement en y entrant et il y a fort à parier que Maman t'a repérée, mais pour une fois, elle ne t'a fait aucune remarque.
Trois jours plus tard, Adela est décédée. Adriana et Layla n'ont pas sangloté une seule fois comme les autres, et cela t'a tellement ébranlée dans ton innocence de fillette que tu n'as toi-même lâché aucune larme. Les semaines d'après, Adriana a été proclamée head witch à la place de sa sœur aînée et le compound a repris de ses couleurs d'antan, pour ton plus grand soulagement – on te revoyait gaie, curieuse, pleine d'entrain et d'énergie comme avant. Et tu ne remarquais pas, à ce moment-là, que beaucoup de choses avaient indéniablement changé ; et que l'obscurité que tu avais tant détesté pendant ces temps de deuil finirait par te coller à la peau jusqu'à la fin de ta vie.


L'eau s'agite sous ton regard concentré. Les ondulations légères s'animent avec douceur, partent du centre pour venir s'écraser contre les parois du verre dans un son à peine audible. Les yeux rivés sur le liquide, tes deux mains qui entourent le récipient comme on protégerait une minuscule créature fragile, tu n'écoutes qu'à moitié la discussion des filles non loin de toi. Non pas que ça ne t'intéresse pas, mais parfois tu as l'impression de ne pas voyager dans le même monde qu'elles. Tu les aimes plus que tout, tes copines du coven, là n'est pas le problème ; seulement, plus d'une fois, les gens se sont demandés pour quelles raisons obscures tu ne cesses de les suivre quand tu n'as pas l'air d'être faite du même bois que ces filles. Ça a d'abord été Layla au lycée, "C'est ma sœur" que tu répondais, évidence totale, ne te rendant pas compte des grimaces perplexes que cette phrase engendrait. Malgré les rumeurs sur elle, malgré que toi, les jeux de popularité ne t'ont jamais plu comme ils semblaient plaire à Layla – il suffisait de la croiser pour apercevoir ta trombine juste derrière.
Puis c'est Caden qui est arrivée, et là encore, il y avait un fossé, moins conséquent peut-être mais il était là quand même. Une curiosité et une volonté de bosser que tu admirais, une force mentale dans laquelle tu ne te reconnaissais jamais.
Phoebe, c'est pareil. Elle qui venait de loin, qui avait laissé sa famille derrière aussi, beaucoup plus rebelle que toi – du genre à vous embarquer dans des plans foireux quand toi tu n'osais jamais prendre les rênes du groupe.
Ça te va comme ça, Meg. Tu n'échangerais ta place et ne quitterais ces filles pour rien au monde seulement voilà, parfois, tu te demandes si tu mérites tout ce que tu as. Toi qui n'a jamais eu de difficultés dans la vie, qui as toujours eu ta mère d'un côté, tes amies de l'autre, tes pouvoirs maîtrisés comme si tu t'entraînais depuis que tu sais marcher. Une fierté teintée d'une culpabilité amère, sûrement.

Les ondulations dans le verre se sont arrêtées, tu t'es perdue dans tes pensées. Clignant des yeux, tu relèves la tête pour reporter ton attention sur la conversation entre tes copines, t'apprêtant à sortir une blague en rapport avec une remarque que Cady vient de faire ; et ton cœur lâche brutalement dans ta poitrine quand ton regard se pose sur la silhouette, là, dans le coin de la chambre. Il est jeune, nu – il a une lueur de colère dans ses yeux sans vie qui te terrifie. Et ce qui te terrifie davantage, c'est que tu l'as reconnu ; c'est lui. L'ancien petit ami de Layla. Celui qu'elle a accidentellement tué il y a quelques années déjà.
Alors aussitôt tu pousses un cri, tu te relèves en quatrième vitesse, faisant basculer le verre rempli d'eau sous tes mouvements brusques.
— Meg ? Qu'est-ce qu'il se passe ?
— Je l'ai vu, bafouilles-tu, pâle comme un linge. Lake. Je l'ai vu.
Tu n'arriveras même pas à expliquer plus en détails. Il a disparu aussi vite qu'il est apparu, mais son image s'est tant imprégnée dans ta rétine que tu crois l'apercevoir partout où ton regard fuit.
Les mois suivants, les silhouettes se multiplient. Elles se tiennent sur ton chemin, dans le corridor, dans un coin de ta chambre, elles apparaissent sans trop de raison – le seul pattern que tu y trouves, c'est que ce sont tous des personnes décédées dans le coven. Tomber sur la nécromancie en troisième pouvoir, après le don de soins et l'hydrokinésie, tu te trouves ça moche, Megan. C'est aussi moche que les regards dénués d'étincelle qui se posent sur toi quand tu passes à côté d'eux, des âmes sans vie qui n'ont plus vraiment de dessein, plus rien pour les guider, plus rien pour les rattacher à ce bas-monde ; si ce n'est toi. Et tu ne sais pas pourquoi toi, pourquoi le coven, tu ne préfères pas savoir. Tu ne préfères pas creuser, ni examiner ton don comme les deux premiers. Tu le laisses là à pourrir dans un tiroir, à ignorer les esprits errants parce que tu ne sais pas comment mieux les qualifier. Et c'est mieux comme ça. C'est mieux que personne, mis à part tes proches, ne sache rien, tu en es convaincue.


La cloche sonne lorsque la porte s'ouvre, indiquant l'arrivée d'un nouveau client. Déjà prise d'habitude, tu esquisses un sourire et le salue promptement, même si la plupart du temps tu n'obtiens aucune réponse en retour. Ce n'est pas bien grave à tes yeux. Sociabiliser avec les gens, tu sais comment faire ; être l'une des plus jeunes soigneuses – si ce n'est même la plus jeune – au compound te l'a appris, quoique ta mère te dirait sûrement qu'un patient blessé à la clinique et un client mal luné au bodega, ça n'a rien à voir. Elle le vit encore mal, que tu aies pris ce boulot en dehors du coven, seulement tu sais très bien que tu l'aurais regretté, d'avoir laissé passer une opportunité pareille. Tu aimes plus que tout passer du temps au compound et à la clinique, là n'est pas le souci ; mais quand tu en sors, ce n'est que là que ton pouvoir de nécromancie se met enfin sur pause. Ça te permet de souffler. De ne plus sentir les regards morbides sur toi. De ne plus entendre les murmures dans les murs ; quoique tu dois bien l'admettre, la plupart d'entre eux se murent dans un silence dérangeant.
— Ça fera six dollars cinquante s'il vous plaît.
— Tout va bien Megan ?
Tu tournes la tête vers ton patron qui vient de passer derrière le client, un carton sur les bras. Simple question de politesse, tu hoches la tête, toujours avec le sourire – sourire qui disparaît soudainement quand tu vois une ombre, à l'angle d'un rayon, s'évaporer à la seconde même où tu l'aperçois.
Tu te mets à ronchonner en rangeant les pièces dans la caisse, oubliant même de dire au revoir à l'homme qui vient tout juste de sortir de la boutique. S'il vous plaît, pas jusqu'ici que tu penses en faisant la moue. Pourtant, l'ombre n'est pas revenue de toute la soirée après ça. En quittant ton poste, un sachet de bonbons pour Layla dans la poche de ta veste, tu t'es empressée de jeter un regard derrière ton épaule, à travers la vitre de l'épicerie, peut-être pour la revoir, pour savoir si ton pouvoir a bel et bien fini par évoluer tout seul ou pas. Mais rien, et tu es retournée chez toi soulagée – parce que tu n'as pas vu la fillette au teint livide, debout derrière le comptoir, qui te fixait.