beautiful when the damage is done | jade

Les cris des gamins retentissent si forts dans le quartier qu'on doit certainement les entendre jusqu'aux maisons du bout de la rue. Ils ne savent pas jouer calmement, de toute façon, alors la vieille madame Moody qui habite non loin a lâché l'affaire depuis longtemps, trop épuisée pour continuer à leur gronder dessus.
Jade remonte ses manches, sa queue de cheval de travers sur son crâne, des mèches rebelles qui se sont échappées de ses barrettes pailletées et qui viennent se coller à la sueur de son front. Déterminée dans sa tâche, elle agrippe le cadre de sa bicyclette pour la retourner, la posant à même le sol sur la selle et le guidon pour la maintenir droite. Onze ans à peine et elle se prend déjà pour une mécanicienne, la gamine, à trifouiller sa chaîne déraillée, les doigts recouverts de graisse.
— Fais-moi voir, tu sais pas le faire.
Ryan se fraye un chemin pour prendre la place de Jade, et c'est assez pour que cette dernière se mette à pester, indignée. Elle pousse sans ménagement le garçon plus âgé qu'elle de deux ans, qui manque de peu de tomber, surpris par cette agressivité venant d'une gosse qu'il surpasse d'une tête facile. Et elle continue de grommeler, furieuse, devant un Ryan hébété qui n'ose pas insister. Cinq secondes plus tard et la chaîne est remise en place.
— Bon on l'a fait cette course ? qu'elle lance après avoir remis sa bicyclette sur ses roues.
C'est tout un phénomène, la Roberson. Toute mignonne devant les parents et les professeurs, toujours gentille avec n'importe quel enfant à l'école ou dans son quartier, sauf avec ceux qui l'embêtent ou qui embêtent les plus faibles. Elle se transforme en véritable guerrière quand c'est comme ça, Jade, prête à foutre un coup de pied au premier qui le mérite sans réfléchir aux conséquences. Parce qu'elle ne sait pas forcément se battre, à vrai dire.
Elle mène son monde par le bout du nez, aussi, et ce n'est pas tant qu'elle aime commander, c'est qu'elle tient à ce que tout se passe comme prévu – comme elle l'a prévu. Loin d'être la leader de son groupe d'amies, elle en est pourtant le centre de gravité, sans nul doute. Elle semble valser entre deux mondes, elle tend la main pour aider ou pour donner une claque, elle pleurniche lorsqu'elle tache sa jupe ou craque ses collants avant de repartir à toute vitesse sur son vélo, elle joue aux Barbies avec Mandy et Jessica puis s'amuse aux tirs au but avec Paul et Cody. C'est un peu un électron libre, Jade. Elle sait comment s'adapter selon la situation. Elle ne fait pas de manières même si elle se plaint de temps en temps, et elle aurait pu vivre encore une dizaine d'années dans les quartiers résidentielles de Charlotte si son père n'avait pas dégoté "l'affaire du siècle".
— Ça passe ou ça casse, a-t-il dit à table, un soir.
Jade n'écoute que d'une oreille lorsque ses parents discutent ainsi. Souvent, ce sont des choses de grandes personnes qu'elle ne comprend pas vraiment. Devant son assiette de poulet et d'haricots verts, Papa explique qu'il a de quoi monter en grade dans sa boîte. Qu'il risque de travailler davantage, mais que ça durera que quelques années, deux ou trois tout au plus. Ensuite, il devra bouger, emmener sa famille avec lui ailleurs, là où une place en or l'attend, quand il aura montré ses preuves. À demi-mot, il dit que ça relève plus du miracle que de la chance, une telle opportunité, vu sa condition. Cette fois, Jade comprend de quoi il parle. Laisser un nigérian à la tête d'une entreprise, ça se voit peu, si ce n'est quasiment jamais, paraît-il.
— Ce sera un peu de sacrifices mais, tu verras, ça vaut le coup.
Sa mère n'a pas relevé mais il avait raison. À moitié.

Il est calme, ce quartier. Trop calme. Parfois elle entend des tondeuses dans les grands jardins des maisons voisines, ou l'accélération d'une voiture de sport qui disparaît au loin, mais rien d'autre ne vient perturber la grande rue où ils viennent d'emménager. Elle est partie en reconnaissance sur sa bicyclette flambant neuve (elle a des garde-boues, un panier, des manches de guidon blancs, Jessica en crèverait de jalousie si elle la voyait) pendant que les déménageurs installent les meubles et les cartons dans leur nouvelle demeure, mais Jade ne trouve rien d'intéressant. Pas un seul gamin qui joue dehors, pas un gamin de son âge tout court, à vrai dire. Sa mère lui a pourtant assuré qu'elle se ferait des nouveaux amis ici – comment peut-elle seulement se faire des nouveaux amis si ils se planquent tous chez eux ? Jade fait la moue. D'accord, sa chambre est immense, son lit en baldaquin est une pure merveille, leur maison ressemble à celle dans les films et elle a sauté de joie quand ses parents lui ont tout fait visiter. Mais à quoi bon si elle meurt d'ennui ?
Elle arrive finalement au carrefour au bout de l'avenue, bien qu'elle ait pédalé plutôt lentement, et s'empresse donc de faire demi-tour pour retourner jusqu'à chez elle. Sur le chemin, pourtant, Jade se sent observée. Elle repère une femme, dans la quarantaine, qui vient de sortir d'une voiture, qui remonte une allée en tenant la main d'un enfant en bas âge et qui vient de s'arrêter pour fixer Jade. Cette dernière fait donc de même, elle freine, pose un pied à terre, soutient le regard de la dame d'un air perplexe. L'inconnue la reluque de bas en haut, l'air tout sauf bienveillante – Jade tente un sourire qu'elle ne lui renvoie pas, et elle fait la moue lorsque la femme finit par disparaître à l'intérieur de son manoir. À Charlotte, les familles étaient moins riches et les devantures des maisons loin d'être aussi bien entretenues, mais au moins les gens étaient beaucoup plus accueillants. Décidément, elle ne tombe que sur des déceptions.
Elle est à pieds lorsqu'elle arrive devant chez elle, poussant son vélo d'un air dépité.
— Tu es déjà de retour, chérie ?
Jade se contente d'un hochement de tête, observant le ballet incessant des hommes qui descendent les cartons des camions, qui entrent et sortent par la porte d'entrée comme dans un moulin, le regard absent.
— Bonjour !
Sa mère, son père qui vient de sortir de la maison et elle tournent subitement la tête, surpris par la présence de cette blondinette sur le trottoir devant chez eux qu'ils n'ont pas vue arriver. Elle n'a pas l'air des plus rassurés, ou peut-être n'est-ce qu'une impression, mais elle semble cacher une timidité derrière son sourire radieux comme on pince des lèvres pour refouler ses craintes.
— Bienvenue à Savannah. Je m'appelle Bluebell Wilkes ! J'habite juste en face.
Jade jette un coup d'œil vers la maison qu'elle montre du doigt – elle croit voir une silhouette à la fenêtre, derrière le rideau, mais elle ne s'y attarde pas plus longtemps –, puis vers ses parents qui sourient à leur tour, visiblement émus qu'une gamine finisse par les accueillir dans leur nouveau quartier quand aucun des voisins ne semble apprécier leur arrivée. Ils se présentent ensuite avec politesse avant de la désigner. Et voici Jade.
Cette dernière croise le regard de la jolie demoiselle aux boucles blondes. D'apparence, un fossé semble les séparer mais Jade en est persuadée ; Blue et elle deviendront amies.
Alors à son tour, elle affiche un grand sourire. Ce ne sera peut-être pas si mal que ça, ici, finalement.

— Tu as rompu avec lui ?
Elle hoche la tête en sirotant son Frappuccino, lunettes de soleil sur le nez, nonchalance d'une gamine qui se pense insensible. Blue laisse échapper un rire, pas le moins du monde surprise. Elle a encore des traces de teinture noire sur les pointes de sa chevelure dorée.
Elle se croit dans son bon droit à jeter ce qui ne lui plaît pas, Jade. Elle n'a pas l'exigence de ses parents derrière le dos pour juger ses relations, surtout amoureuses, se disant que leur fille est assez intelligente pour choisir le bon. La dot du gendre n'est plus cruciale depuis bien longtemps du côté des nouveaux riches de Savannah, ceux qui détruisent des remparts de traditions avec leur état d'esprit des gens de la classe moyenne, collision entre deux mondes qui manque de tout faire exploser – les patronymes d'anciens propriétaires d'esclaves du coin font la tronche. Vent de fraîcheur ou tornade dévastatrice, Blue fait partie de ces personnes qui, en côtoyant Jade Roberson, profite du courant pour sortir des clous. Alors elle se plaît à se croire comme la gosse révolutionnaire du quartier, la Roberson.
— Qu'est-ce qui n'allait pas, avec celui-là ?
Trop de choses et en même temps, rien. Jade hausse les épaules, se retenant de faire la moue. Elle sortent bientôt du lycée et, dans leur groupe de copines – ce même groupe fièrement étiquetté "pro-créatures" quand elles brandissent les pancartes pour manifester contre les anti-crawlers de Savannah –, Jade est la seule n'ayant pas vécu de relations amoureuses de plus de trois mois. Elle dit que c'est parce qu'elle a été éduquée de cette façon, elle commence à penser qu'elle a un sérieux problème. Elle est jeune et les prétendants ne manquent pas mais, à chaque fois, elle trouve quelque chose qui ne lui convient pas. Elle-même trouve ça pénible, à force.

Ce n'est que quelques mois plus tard que Jade pense avoir trouvé la raison de ses goûts si pointilleux. C'est à une soirée au The Gallows qu'elle l'a rencontré, son premier vrai coup de cœur – soirée à laquelle Blue n'est pas venue à cause de Brandon, et si sur le coup Jade lui en a voulu, elle se dit finalement que c'était un coup du destin, car les choses ne se seraient sûrement jamais passées ainsi si Blue avait été là. Non pas qu'elle lui en veuille, loin de là. C'est peut-être mieux ainsi. Elle a enfin trouvé la réponse, au moins, à son "Pourquoi jamais rien ne me va chez les mecs ?", parce qu'ils ne sont pas comme lui. Lui, il est beau comme un dieu sous les stroboscopes et sous la lumière tamisée, il a un sourire d'ange bousillé par deux crocs aiguisés, l'aisance et l'arrogance d'un être éternel qui sait pertinemment ce qu'il est en train de faire. Tout ce qu'elle déteste chez eux qui, chez lui, fait chavirer son cœur.
Pourtant, elle ne se rappelle plus grand-chose de cette soirée, et des cinq ou six qui ont suivies. Elle ne se rappelle même plus de son nom, ni de sa voix, ni de comment elle a fini seule devant lui. Elle se rappelle juste qu'il a dégagé son épaule de ses cheveux, l'a laissée muette, incapable de prononcer le moindre son. Tu sens bon qu'il a soufflé dans son oreille. Elle se rappelle de l'alcool, de la musique et de ses yeux qui lui faisaient tourner la tête, de son "Je peux ?" auquel elle a répondu en acquiesçant, de la douleur quand les deux canines se sont plantées dans sa chair. De la sensation grisante que cela lui procurait, du c'est donc pour ça qui résonnait dans sa tête avec ironie. Il pensait sûrement qu'elle en était déjà une, de mordue.
Et puis, elle se rappelle les week-ends d'après, quand elle a insisté auprès de ses amies pour retourner là-bas seulement pour le retrouver. De la façon dont, deux mois après, elle ne l'a plus jamais revu – de la façon dont elle s'est mise à errer dans la boîte de nuit après avoir semé ses copines, sensation de manque comme une droguée qui n'a plus sa came.
Un jour, Blue lui dit malicieusement qu'elle a dû trouver quelqu'un parce qu'elle le voit dans son regard, sans savoir. Et Jade sourit, cache sa peine, joue la comédie. Oui et non qui finit par se transformer en non parce qu'elle ne sait pas comment lui expliquer ça. Comment lui expliquer qu'elle aime ça.
Elle ne comprendrait pas, comme leurs autres amies.
— Je les trouve un peu bizarres, moi. Je ne suis pas du genre à juger mais, je sais pas. Je ne pense pas que ce soit très sain pour eux de mettre les vampires sur un piédestal comme ça.
Elles s'affairent à préparer leurs pancartes pour la prochaine manifestation et le sujet de conversation manque de faire grimacer Jade. Elle ne laisse rien paraître pourtant, continue de colorier ses lettres en rouge à même le sol, au milieu de son propre salon.
Autour d'elle, les autres hochent la tête, bien que concentrées dans ce qu'elles sont en train de faire.
— C'est bête à dire mais ils finissent mal, les mordus, généralement.
Cette fois, Jade arrête tout mouvement et déglutit discrètement, sa gorge se nouant sans qu'elle ne puisse rien n'y faire. Va-t-elle vraiment mal finir, alors ? À mentir aux gens autour d'elle lorsqu'elle dit que son service au Clair Obscur se finit plus tard alors, qu'en réalité, elle se donne un battement d'une heure ou deux pour aller à The Gallows ? Pourtant, elle a de bonnes notes dans ses études et elle travaille d'arrache-pied pour réussir et pour gérer son quotidien. Pour se prouver à elle-même qu'elle est plus qu'une bloodbag dégénérée qui ne sait pas ce qu'elle fait. Qui s'entiche de vampires par dizaine sans pouvoir s'en empêcher, qui ne trouve des réponses à ses craintes que lorsqu'ils la touchent, la mordent, l'agrippent comme une proie.
Non, promis, elle ne va pas mal finir, elle contrôle la situation Jade, comme toujours. Et peut-être qu'un jour, Blue comprendra. Qu'elle n'est pas que ça.