I can hold the weight of worlds if that's what you need ◒ Lola

L'histoire débute bien, suintant d'un romantisme que Lola ne se lassait pas d'écouter gamine. Coup de foudre dans une bibliothèque, le grand classique des ouvrages à l'eau de rose : les mirettes se croisent et s'accrochent, les lèvres s'étirent d'un sourire, les mots s'échangent tout naturellement. Ils se revoient, apprennent à se connaître, s'amourachent l'un de l'autre, et un an plus tard ils le ventre de miss Saito est tout rond. Ils sont installés sur le canapé de l'appartement, discutent prénoms et noms de famille que l'enfant va porter. « Akemi ? » Il arque un sourcil, se demande si le prénom a une signification particulière dans la langue natale de sa chère et tendre. « Brillante y hermosa, » traduit-elle alors, lippes étirées qui se posent l'instant d'après sur les siennes. Elle ne manque pas de surprises, la jeune femme, et ça le fascine. Elle parle tout un tas de langues, est magnifique en toutes circonstances, semble l'hypnotiser d'un sourire tant il la trouve incroyable. Il ne se lasse pas de la photographier, qu'elle soit en train de lire ou de lasser ses chaussures, parce qu'elle lui semble bien trop parfaite pour exister. Il l'aime vraiment, et ce sentiment ne fait que grandir lorsqu'elle fait de lui un père. Le bébé dans ses bras est semblable à une poupée, avec sa peau pale et son regard d'une douceur incomparable qui s'accroche à tout ce qui bouge autour de lui. Elle est si belle, leur fille, il en est déjà fou. Il ignore seulement tous les secrets qui se cachent dans les prunelles de celles qu'il aime.

Signe de la main fait à Steven pour lui dire au revoir lorsqu’il lui souhaite de bonnes vacances d’été, Lola cherche déjà des yeux ses parents parmi les autres qui attendent à la sortie du collège. Aujourd’hui il n’a pas arrêté de lui dire qu’elle était très jolie dans sa robe, mais ça ne l’a pas faite réagir du tout. Elle est toujours un peu à côté de la plaque, Lola, et puis aujourd’hui elle pensait à quelque chose de bien plus important. Cheveux au vent lorsqu’elle rejoint les deux adultes en courant, elle claque un baiser sur la joue de chacun d’eux avant de réajuster sur son dos son sac qui a un peu glissé dans sa course. « C’était bien l’école ? » La petite brune hoche la tête, sa tignasse détachée dansant autour de son visage de poupée. C’est toujours bien l’école, en tout cas Lola aime y aller et apprendre de nouvelles choses. Gamine studieuse à qui on a pas besoin de dire de se taire tant elle parle peu, Lola n’est pas casse-pieds pour deux sous. Ca arrange bien ses parents qui n’ont pas à aller la récupérer en pleine journée parce qu’elle a frappé un de ses camarades ou jeté les affaires d’un autre par la fenêtre pour une histoire de victoire du Texas au football américain – c’est ce qu’a fait le fils du voisin, une vraie teigne qui lui fout la frousse. Non, Lola c’est une demoiselle comme on en voudrait plus, mignonne et toute calme, même si parfois on croirait qu’elle n’écoute pas tout ce que raconte ses professeurs. « Oui. On a dit au revoir au prof de maths, » qu’elle répond sans détailler plus sa journée. Le monsieur part enseigner ailleurs, c’est dommage parce que Lola aurait aimé l’avoir l’année prochaine comme il explique bien et rend les chiffres plus amusants. Faut dire qu’elle préfère les lettres, captivés par les contes qu’ils étudient ou les faits historiques qu’on leur raconte. Sauf qu’aujourd’hui elle n’a pas écouté grand-chose à ce qu’il s’est passé, hormis le goûter de départ justement, parce qu’elle n’avait qu’une chose en tête : le ventre tout rond de sa maman. « Il arrive bientôt ? » Elle interroge, avec l’innocence d’une enfant qui va devenir grande sœur sans trop réaliser ce que cela va changer. « Cet été. » Il sourit, son père, alors ses lippes à elle s’étirent d’une insouciance bienheureuse. Il paraît que c’est tard, douze ans, pour le devenir, mais Lola ça ne la dérange pas. Elle n’a pas conscience que si c’est tout le temps papa qui répond à ses questions, c’est parce que maman n’est pas ravie à cette idée. Elle n’a pas conscience que le bébé en devenir est un accident, que maman se satisfaisait pleinement d’une fille unique, que l’ambiance à la maison n’est pas tendue que dans sa tête. Parfois elle se demande si c’est à cause d’elle que les voix s’élèvent parfois dans la chambre des adultes, mais son père la rassure toujours avec sa voix grave et Lola il ne lui faut pas plus qu’un câlin pour arrêter de se prendre la tête avec les histoires de grands. Ce soir elle est en vacances, et la gamine n’a qu’une hâte : rencontrer son petit frère.

Page tournée du bout des doigts, regard posé sur les lignes des livres que les professeurs chargés de l'orientation leur ont distribué cette semaine. Elle en a plein, Lola, des petits livrets qui présentent tout un tas de choix d'étude et de métiers, mais elle n'arrive pas à choisir. Tout lui plaît d'une manière ou d'une autre et, même si elle sait qu'elle a encore quelques semaines pour décider, elle aimerait prendre sa décision tôt pour pouvoir en discuter avec sa mère. Sauf que cette dernière n'est pas tout à fait du même avis qu'elle, malheureusement. « Tu dois apprendre à maîtriser ta magie, c'est bien plus important que tous ces livres qu'ils t'ont mis dans la tête, » lui assure-t-elle la première fois que sa fille lui en parle, l'agacement perceptible dans toute son attitude, désignant d'un geste colérique les ouvrages empilés sur le bureau de sa fille qui les feuillette bien trop souvent à son goût. Pourtant Lola ça l'intéresse, tout ça : devenir médecin, ingénieure, avocate – elle ne sait pas quoi choisir encore, mais en septembre elle sait qu'elle veut être à l'université pour se construire un avenir. « Pourquoi faire ? » Elle n'a pas l'air énervée, l'adolescente, seulement las de cette discussion. Elle ne comprend pas pourquoi sa mère insiste autant là-dessus alors qu'à Savannah elles n'ont pas à se battre pour leur survie ou celle du petit dernier. Ici, les sorcières sont libres de vivre comme les autres et Lola veut profiter de cette opportunité qui n'existe pas ailleurs. « Pour avoir un rôle à jouer dans le coven. » Sa mère réplique comme si c'était l'évidence même, car à ses yeux il n'y a rien de plus important que cela. Le coven, elle n'a que ce mot à la bouche, à tel point qu'il sort par tous les pores de la peau de sa fille qui voudrait juste qu'elle arrête avec ça. « Mais je m'en fiche moi, de ton coven. Ce n'est pas le mien, » soupire-t-elle, l'agacement perçant dans ses yeux même si le reste de son visage semble neutre et imperturbable. « Ça le sera un jour ! » rétorque-t-elle d'un ton sans appel, avant de claquer la porte pour quitter la chambre dans un brouhaha tel que Lola passe ses mains sur ses oreilles malmenées par tant de bruit.

Ce ne sera pas la dernière fois que les vociférations de la mère Saito font trembler les murs de l'appartement, preuve de sa volonté inébranlable de pousser Lola à rejoindre le coven auquel elle appartient. Pourtant, plus elle insiste et moins ces histoires de communauté sorcière et de rôle à y jouer intéresse sa fille. Ce n'est pas du tout ce qui lui fait envie, bien au contraire. Dans une ville où tout est possible pour elle, même les études qui sont interdites à ses semblables dans tout le reste des Etats-Unis, elle refuse de suivre un chemin tracé par quelqu'un d'autre qu'elle, même sa génitrice. Sous son calme imperturbable, la jeune fille sait ce qu'elle veut et refuse de lâcher l'affaire. Après des semaines de cris d'un côté et de soupirs de l'autre, elles arriveront finalement à un compromis : Lola travaille convenablement sa magie pendant un an, puis sa mère lui paie les études qu'elle veut faire dans l'université de la ville.

Étendue sur son lit, le menton calé dans ses mains et le regard rivé sur les lignes qui n'en finissent plus, Lola est concentrée sur sa lecture au point de ne plus savoir quelle heure il est. Il pèse une tonne ce livre, c'est sans doute le plus lourd qu'elle a de toute sa collection d'ouvrages de médecine, alors elle l'a posé sur ses draps et s'est allongé sur le ventre pour pouvoir continuer de réviser lorsque ses bras n'ont plus voulu suivre. Ce sont des coups à la porte qui l'interrompent, lui faisant tourner la tête et se redresser un peu. Sa mère ne prend pas la peine de toquer, d'habitude. « Lola, » l'appelle Lucas à travers la porte, avant de la pousser pour poser sur elle un regard déconfit. « Je suis tombé. » Il s'explique, désignant de la main son genou écorché qui saigne encore. Alors Lola se remet droite sur son lit et lui fait signe de venir l'y rejoindre. Il ne lui faut que quelques secondes pour transférer la douleur vers son propre corps, étouffant la grimace accompagnant naturellement la sensation de peau à vif qui vient avec son don de transfert. Elle a beau s'y être exercée pendant toute une année, l'impression reste désagréable, même pour des blessures mineures. « Je vais chercher de quoi te désinfecter ça, bouge pas. Et ne mets pas de sang sur mes draps, » prévient-elle avant de filer vers la salle de bain pour récupérer le nécessaire. De retour dans la chambre, elle se rassied à côté de lui et lui fait étendre sa jambe pour pulvériser du désinfectant sur sa blessure et essuyer l'hémoglobine qui en coule. « Tu révisais ? » Elle hoche seulement la tête, continuant de s'affairer pour nettoyer la blessure tandis que son petit frère tend le bras pour rapprocher de lui l'ouvrage encore ouvert. Il se laisse faire sans protester tandis que sa grande sœur s'occupe de son écorchure, de toute façon il n'a plus mal grâce à la magie. Il pose plutôt son regard d'enfant sur les planches d'anatomie auxquelles il ne comprend pas grand chose et tourne les pages un peu au hasard, sans doute à la recherche du plus beau dessin qu'il peut trouver dans ce livre. « C'est quoi ça ? » qu'il demande, le doigt posé sur l'un d'eux majoritairement rouge et bleu. Son aînée s'interrompt pour regarder ce dont il parle, souriant en coin en reconnaissant le schéma qu'elle s'est entraînée à faire il n'y a même pas deux semaines pour ses cours. Elle trouve ça passionnant, Lola, de comprendre comment tout parvient à fonctionner sans nécessité de magie ou de pouvoirs particuliers. « Un cœur. » Il affiche une mine perplexe, parce que c'est loin de ressembler à ceux qu'il dessine du haut de ses huit ans. « Ça ressemble à ça ? Et c'est gros comment ? » Compresse posée sur le lit, elle lui montrer la taille que fait un cœur humain avec ses mains puis attrape un pansement qu'elle met sur la blessure de son cadet. « Et voilà, tu es comme neuf. » A un pansement près, certes. « T'es trop forte, » qu'il répond, immense sourire aux lèvres alors qu'il claque un baiser sur la joue de sa grande sœur adorée. Il sait qu'il peut toujours venir la voir lorsqu'il se blesse, parce qu'avec elle il n'a plus mal et puis qu'elle ne le dispute pas comme le fait leur génitrice. C'est qu'en ce moment elle est particulièrement à cran, la mère Saito, et que ses absences s'allongent et se multiplient considérablement. Elle ne cherche pas vraiment à comprendre, Lola, parce qu'elle estime que sa mère n'a pas de compte à lui rendre. Elle veut seulement continuer ses études, ravie d'avoir été prise en deuxième année de médecine même si elle sait que le chemin est encore long jusqu'à la professionnalisation. La jeune femme n'a pas peur de travailler dur pour obtenir ce qu'elle veut, alors lorsque son petit frère finit par retourner jouer dans sa chambre, elle récupère son livre et reprend sa lecture sur le cours du moment. Elle bosse, Lola, on ne peut pas lui enlever.

Depuis que les pouvoirs de Lola se sont déclarés, sa mère lui a toujours répété qu'une sorcière seule était une sorcière faible. Elle l'a tant bassinée avec l'importance d'appartenir un coven à ses yeux que ça en a presque dégoûté la jeune femme qui ne s'imagine pas vivre ainsi. Pourtant il y a bien des choses qu'elle ignore encore à ce sujet. Elle ignore les règles strictes qui en régissent l'intégration, les regards de travers posés sur les hommes même s'ils possèdent des dons similaires, le fait que, dans celui de sa mère, un enfant n'ayant pas développé de pouvoirs ne peut y entrer car il est jugé comme inutile pour la communauté. Elle ignore les contraintes d'appartenir à un coven qui voyage et ne s'arrête reste jamais très longtemps dans une même ville, la pression qui peut être mise sur une membre du coven si elle s'absente trop longtemps, la violence de la déchéance d'une sorcière rejetée par ses semblables. Elle ignore surtout le besoin viscéral pour une sorcière d'avoir une descendante à qui transmettre ses pouvoirs et les traditions. Pourtant un soir, lorsque sa génitrice rentre, c'est toute une tirade à laquelle elle a le droit. Entre cris et soupirs, agacement et colère, la mère Saito expulse tout ce qui l'oppresse depuis des mois. Elle n'en peut plus d'être faible loin de son coven qui s'éloigne de plus en plus de Savannah, veut les rejoindre même si elle est retenue ici par ses deux enfants. Et si Lola était désirée, la vérité c'est qu'elle n'a jamais voulu du deuxième né. Elle, elle voulait simplement une héritière de ses dons, une fille à qui transmettre tout cela. Cette enfant elle l'a eue, alors elle veut qu'elle parte à ses côtés pour rejoindre le coven. Lucas ? Elle n'en a plus rien à faire, ça s'entend à ses mots qui le blesseraient s'il n'était pas chez un copain ce soir, ça se voit dans ses yeux qui brillent d'une sorte de désespoir que sa fille ne lui avait jamais vu. Elle ne peut plus attendre qu'il développe ses pouvoirs, le coven va s'en aller et la mère ne peut l'accepter. Tout ce qu'elle veut c'est avoir sa fille à ses côtés et reprendre sa vie au sein de son coven pour ne plus se sentir aussi faible.

A présent, cela fait bien dix minutes que les cris de la mère Saito retentissent dans l'appartement au risque d'alerter les voisins. Parce que Lola a dit non, qu'encore une fois elle lui tient tête, qu'elle ne veut pas partir avec elle. Pas un seul cri de sa part, mais une volonté ferme : elle ne partira pas. Lucas peut bien être humain, elle s'en moque : il est son petit frère, elle l'aime plus que de raison, ne pourrait l'abandonner comme elle l'a été. Elle ne veut pas perdre sa mère, pourtant abandonner son cadet lui semble inconcevable : elle n'est pas un monstre, Lola, et refuse d'en être. L'ultimatum que lui pose sa mère n'y change rien, elle sait qu'elle ne peut se résoudre à abandonner Lucas ici dans le seul but d'intégrer un coven pour lequel elle n'a d'intérêt. « Vas-y. Pars. Moi je n'abandonnerai pas Lucas. » Ces mots elle les prononce d'une voix calme, parce qu'elle sait que tous les cris ne serviraient à rien : qu'importe ce qu'elle peut bien lui dire, sa mère ne changera pas d'avis, et inversement. Mais elle s'en moque, Lola, de cette puissance liée à la communauté que lui a tant vantée sa mère. Son petit frère elle l'aime plus que tout, rien ne pourrait la convaincre de l'abandonner ici pour un groupe d'inconnues qu'elle ne connaît même pas, qu'importe qu'elles soient des sorcières comme elle.

Elle est partie dès le lendemain, leur mère. Elle a pris ses affaires, a à peine regardé Lucas puis a posé sur sa fille deux iris emplis d'un mélange de colère et de déception. Pas réellement de tristesse dans ses yeux, mais toutes ses espérances brisées que Lola s'efforce d'ignorer dans ce dernier regard qu'elle lui lance avant de claquer la porte. C'est sans se retourner qu'elle part, abandonnant ses deux enfants, rejoignant son coven même si elle n'a plus d'héritiers à ses côté. Plus d'héritière, surtout, parce qu'au lieu de la suivre Lola a décidé qu'ils pouvaient se débrouiller sans elle. Et si elle doit être maman, baby-sitter, prof particulière pour son petit frère, alors elle sera tout ça. Tout ce qui compte pour elle c'est qu'il soit heureux, mais putain qu'est-ce qu'elle a mal quand, lorsque la porte claque, des larmes naissent sous ses yeux si purs et ses si petits bras s'enroulent autour de sa grande sœur qu'il serre de toutes ses forces en comprenant que leur maman ne reviendra pas.

Elle sourit, Lola, pour faire bonne figure face au monsieur qui lui donne les clefs tout en posant sur elle un regard partagé entre le soulagement et la satisfaction. Il est ravi, le type, de lui refiler sa vieille caravane pour aller ailleurs, mais il y a sans doute une partie de lui qui se dit qu'une gamine de vingt-et-un ans qui vient vivre là avec un môme, ça craint. Pourtant elle ne se plaint pas, la jeune asiatique, parce qu'elle est déjà contente d'avoir un toit sur la tête. Sa mère ne lui a rien laissé quand elle est partie rejoindre son coven, absolument rien, alors elle a dû faire par ses propres moyens. Il y avait bien l'appartement dans lequel ils vivaient tous les trois avant son départ, mais Lola a été prévenue par le propriétaire qu'elle serait exclue dès la fin du mois car elle n'a aucun revenu. A son âge, sans emploi ni diplôme, elle n'est assurément pas quelqu'un à qui une personne sensée accepterait de louer un appartement Victorian District. Rien d'incongru là-dedans, alors Lola elle n'a même pas tenté de combattre l'inévitable : elle a hoché la tête et commencé à faire leurs valises, rassemblant tout ce dont son frère et elle avaient réellement besoin pour vivre. Le superflu est passé à la trappe, vendu par ses soins en ligne ou à des brocantes et friperies, leur offrant assez d'argent pour qu'elle puisse payer cette caravane délabré dans laquelle ils vont désormais habiter. Lucas ne se plaint pas, il est sage comme une image le gamin, pas pénible pour deux sous. Il continue d'aller à l'école comme avant, même si désormais c'est sa sœur qui l'y amène. Il a compris que maman était partie, mais la vérité c'est qu'il a toujours eu conscience que Lola s'occupait plus de lui qu'elle, alors il n'a pas particulièrement cherché à ce qu'elle lui explique les raisons de ce départ. Il lui a bien demandé si c'est parce qu'elle ne les aimait pas, ce à quoi elle s'est contenté de répondre qu'elle les aimait moins que son coven. Elle n'a pas de haine dans son cœur, la gamine, qu'importe que leur mère ait abandonnés ses enfants pour un groupe de sorcières qui se balade à travers les Etats-Unis comme si c'était leur seule raison d'exister. Elle n'a pas envie d'être en colère, Lola, et puis elle n'a pas le temps pour ça. Elle a abandonné ses études la semaine qui a suivi le départ de la mère Saito, a commencé à distribuer des CV partout où elle pouvait le même jour, a même fait du porte-à-porte pour proposer ses services en garde d'enfants ou d'animaux. Elle veut juste survivre, Lola, et elle refuse de se laisser abattre par les regards dédaigneux ou emplis de pitié qui se posent souvent sur elle. Elle s'en moque, elle, de ce que l'on peut bien penser d'elle et de sa petite vie, tout ce qu'elle veut c'est subvenir aux besoin de Lucas et elle. Et tant bien que mal elle y parvient, même si son nombre d'heures de sommeil commence à chuter à mesure qu'elle enchaîne les petits boulots de jour comme de nuit.

Elle se sent toujours un peu seule, Lola, lorsqu’elle attend devant l’école sans personne à ses côtés. Même si elle sait qu’elle a pris la bonne décision et ne regrette pas d’être restée à Savannah avec son petit frère, c’est difficile de faire comme si de rien n’était alors que les bonnes protestantes du coin – les mères qui jouent surtout les commères à la sortie de l’école – l’observent sans aucune discrétion et parlent incroyablement fort. Pourtant la jeune femme tente de ne pas les écouter, se concentrant plutôt sur les visages des gamins de la première classe qui s’approche du portail, à la recherche de celui de son cadet. Lorsqu’elle le repère, elle lui fait un signe de la main pour qu’il la remarque, s’émerveille du beau sourire qui illumine ses traits lorsque leurs regards se croisent. Echange qui n’échappe évidemment pas aux deux harpies à côté. « Tu crois que c’est son enfant ? » Lola n’est pas plus aveugle que stupide, elle a parfaitement conscience d’attirer l’attention dédaigneuse de nombreuses mères lorsqu’elle vient ici. Cela va faire un mois que son petit frère est entré au fourth grade, un mois que c’est elle qui, du haut de ses vingt-et-un ans, le récupère à la sortie de l’école. Sauf que le garçon a neuf ans et que la ressemblance entre eux deux est trop forte pour que la jeune femme passe pour la baby-sitter asiatique : autant dire que les rumeurs vont de bon train, à la sortie de l’école élémentaire. « Mais à quel âge elle l’a eu ? » Elle fait comme si elle n’entendait pas, Lola, parce qu’elle ne leur trouve rien d’intéressant, à ces bourgeoises qui la regardent de haut simplement parce qu’elles ont de l’or autour du cou et des poignets. « Encore une qui n’a pas écouté ses parents. » Aucun intérêt à se justifier auprès de personnes qui se moquent bien des drames de sa petite existence, alors Lola elle ne s’en donnera pas la peine. C’est tellement plus naturel pour elles de critiquer une gamine dont elles ne connaissent rien, de l’imaginer femme de peu de vertu plutôt que grande sœur qui a récupéré la garde de son petit frère, de penser qu’elle fait le trottoir alors que si elle dort à peine quatre heures par jour c’est parce qu’elle doit cumule les boulots pour subvenir à leurs besoins à tous les deux. Qu’est-ce qu’elle peut bien faire contre cette tendance des dames de bonne famille à juger tout ce qu’elle voit ? Rien, parfaitement, alors Lola elle reste calme et apprend à ignorer ce qu’on dit sur son passage. Et puis tout devient plus simple lorsqu’il l'entoure de ses petits bras pour se blottir contre elle avec tout l’amour du monde.

Jambes repliées contre son corps, menton posé sur ses genoux, Lola contemple le vide sans trop savoir ce qu'elle fait encore là. Le bon sens voudrait sans doute qu'elle quitte l'escalier sur lequel elle est installée pour rentrer chez elle et dormir, pourtant la jeune femme sait pertinemment que, même si elle s'y tente, Morphée refusera obstinément de la prendre dans ses bras. Parce que Lola pense trop, ce soir, sans savoir si c'est à cause des quelques verres qu'elle a bus ou bien de son humeur du jour qui est vraiment déprimante. Le côté répétitif de l'abandon dans son existence, l'angoisse de ne pas être capable d'assumer son refus de suivre sa mère, la peur de ne pas être à la hauteur pour offrir à Lucas la vie qu'il mérite, autant de pensées douloureuses qui tournent encore et encore dans sa tête et tentent d'abattre son moral déjà pas bien haut ce soir. « Ça va ? » Lola relève la tête vers l'origine de cette voix, l'observe un instant puis hausse les épaules. Non, ça ne va pas. Ça se voit à sa tête, de toute façon, que Lola n'est pas du tout dans la bonne ambiance pour être en adéquation avec ce qui se passe autour d'elle. La jeune femme broie du noir, son cerveau en ébullition gâchant toute possibilité pour elle de s'amuser durant une des rares sorties qu'elle s'octroie. Elle n'en a pas le temps, d'habitude, mais cette fois elle a fait une exception. C'est Nouvel An après tout, et un ancien collègue l'a invitée à le rejoindre pour une soirée dans une des immenses villas de Savannah. Et puisque Lucas s'est vu proposer par un ami de venir dormir chez lui pour jouer à la console et manger pizzas, sous la surveillance des parents évidemment, Lola y a vu une opportunité en or de se détendre et de prétendre, l'espace d'un instant, à une vie normale pour une jeune femme de bientôt vingt-deux ans. C'était l'occasion rêvée, vraiment, alors comment ne pas en profiter ? Impossible. Pourtant ses pensées sont en train de tout gâcher parce qu'elles ne veulent pas se la fermer, et c'est difficile de ne pas le voir lorsqu'on voit Lola assise ainsi sur les marches les plus basses de l'escalier – même si la plupart des personnes sont trop imbibées d'alcool pour lui prêter attention. « Tiens, essaie ça, c'est super efficace pour se détendre. » Lola ne se pose pas plus de questions lorsqu'il lui tend le joint fumant. Tout ce qu'elle veut c'est arrêter de penser, ne plus souffrir de sa poitrine oppressée par le sentiment d'abandon, cesser de broyer du noir à une soirée à laquelle elle était censée s'amuser. Alors le cadeau elle le glisse entre ses doigts sans vraiment y réfléchir et le porte à ses lèvres avant d'inspirer profondément. Puis elle souffle la fumée devant elle, en admirant les volutes comme elle le fait avec les nuages depuis qu'elle est enfant. Ça fait du bien. Beaucoup de bien. Elle prend une nouvelle taffe, soupire encore, sent le poids sur ses épaules et ses poumons s'alléger à mesure que ces derniers s'emplissent des substances contenus dans le bâtonnet roulé. Elle veut que ça dure toute sa vie. Elle veut juste arrêter de penser, parce que c'est tellement plus facile ainsi, quand son cerveau arrête de penser et de la torturer.

Mains qui s'agitent nerveusement sur son trousseau de clefs alors que son regard se perd dans l'observation d'une petite famille qui joue sur la plage, Lola tente tant bien que mal de résister à la tentation d'appuyer sa tête contre le mur de l'échoppe où elle travaille. Le patron n'est pas super tolérant quand elle pique un somme pendant sa pause, alors elle l'occupe en regardant les personnes qui s'amusent au bord de l'eau et en pensant à ce qu'elle va faire à manger ce soir. Elle préférerait mille fois la passer à fumer, mais son paquet de beuh est vide depuis la veille, quand elle l'a fini en cachette durant la pause de son service de nuit. Il faut qu'elle retourne en acheter bientôt, parce qu'elle sait qu'elle ne peut pas tenir sinon. Addiction dans laquelle elle est piégée depuis des mois et qui dilapide les maigres économies qu'elle peut faire avec ses jobs jamais très stables, mais dont elle ne veut pourtant se défaire. Parce que l'herbe c'est tout ce qui lui permet d'oublier qu'elle n'a dormi que trois heures cette nuit, que cette année encore elle va devoir faire des heures supplémentaires pour offrir un cadeau à Lucas pour son anniversaire et que l'évier de la cuisine qui fuit menace de noyer la vieille caravane qui leur sert de toit. Certains diraient que c'est pas si mal, la vie dans une caravane, que ça fait bohème et mystérieux. Sauf que la bohème elle dort moins de six heures par nuit pour joindre les deux bouts, d'ailleurs souvent elle ne dort même pas la nuit parce qu'elle la passe à travailler. Et puis la caravane elle peut bien avoir l'air mystérieuse, la vérité c'est qu'elle ne peut même pas rouler et que le quartier de Thunderbolt fait plus hanté que hippie. Alors, malgré elle, Lola les envie un peu, tous ces gens qui passent à Tybee Island pendant qu'elle nettoie des verres et sert des cocktails décorés d'un petit parasol. Pourtant, lorsque ce sont des connaissances, la jeune femme leur sourit quand même, parce qu'ils n'ont pas de raison de ne pas savourer leurs vacances en profitent de leur argent de poche pour s'offrir un granité ou une balade en planche à voiles. Elle se sent juste un peu seule avec sa vie de pseudo-bohème qui se tue à la tâche, Lola, mais elle a la chance d'avoir encore des amis qui malgré leur vie différente et leurs poches pleines ne la regardent pas de travers.

Elle est sympa Raiponce, mais il faudrait vraiment qu'elle arrête de laisser traîner ses cheveux par terre quand elles se baladent dans la forêt. Ça fait deux fois que Lola s'y prend les pieds, elle va finir par croire que c'est plus efficace qu'une branche comme piège, ou par s'assommer bêtement. Pourtant la blonde ne semble pas vraiment réagir à ses paroles, comme si elle ne l'entendait pas, qu'aucun son ne sortait de la bouche de la jeune asiatique. Elles prennent à gauche côte à côte, puis sans prévenir Raiponce accélère le pas et enjambe d'un saut le tronc d'arbre couché sur le sol qui fait obstacle. Lola tente de faire de même, se plante en beauté et s'étale par terre comme une crêpe, sans aucune grâce évidemment. Et lorsqu'elle relève la tête, une lumière blanche l'éblouit et la fait grogner, au même moment où elle sent une main sur son épaule qui lui fout une telle frousse qu’elle se redresse dans un sursaut.

Soudainement, la tête de Lola s'écarte du bureau sur lequel elle était posée alors que ses yeux papillonnent, emplis d'un mélange de stupeur et de fatigue. La jeune femme a le cœur qui bat aussi vite que si on lui avait fait une vilaine frayeur et les cheveux en vrac comme si elle venait de se réveiller – parce que c'est le cas, n'est-ce pas ? La main qui s'est posée sur son épaule l'a sortie de son sommeil et de son rêve, et la voilà qui pose un regard confus sur la responsable. « C'est l'heure de reprendre ? » qu'elle demande après quelques secondes de flou, d'une voix totalement neutre malgré la fatigue émanant de chaque cellule de son corps. Pansy hoche la tête, lippes étirées malgré le somme qu’a piqué sa collègue, puis lui précise qu'en réalité elle aurait dû reprendre il y a vingt minutes et que son absence l'a inquiétée. Lola sourit et la remercie, puis file dans le vestiaire pour réajuster sa tignasse emmêlée et sa tenue froissée devant le miroir avant de reprendre du service. Ce n'est pas la première fois qu'on la réveille dans la salle des employés, Lola, mais ça n'a pas empêché le patron de l'embaucher après sa période d'essai. Sans doute parce que malgré ses troubles du sommeil, elle travaille bien et ne manque pas de talent pour calmer les clients qui s'emportent. A dire vrai, elle n'a pas besoin de savoir ce qui a poussé le propriétaire à la garder pour considérer cela comme une chance, pas après avoir enchaîné les petits boulots durant les trois dernières années. Même si elle est obligée d'avoir un deuxième emploi à côté pour payer les factures, la jeune femme est ravie de la stabilité que lui offre le Dragon Den depuis peu. Elle a l'espoir de pouvoir déménager bientôt, quitter cette vieille caravane dans laquelle elle vit avec Lucas pour lui offrir un logement un peu plus digne de ce nom. Un logement qui n'a pas de roues – aussi inutiles et inutilisables soient-elles –, tant qu'à faire.

Un air absolument neutre peint sur le visage, Lola regarde l'homme qui lui fait face sans broncher, annonçant son prix d'une voix qui se veut assurée – aucun tremblement, on peut dire que c'est une réussite. Pourtant elle aurait de quoi être impressionnée, parce que le type a au moins dix ans de plus qu'elle, si ce n'est vingt, et qu'elle doit lever le menton pour le regarder. Elle a bien conscience que dans un milieu où l'illégalité est de mise, elle ne peut pas se permettre d'avoir peur – ce qu'elle fait n'est déjà pas permis par les autorités de la ville, alors elle ne peut pas se permettre de ne le faire qu'à moitié car ce ne serait qu'une perte de temps. Le lycan hoche la tête et lui tend une liasse de billets dont elle se permet de vérifier le montant totale car on n'est jamais trop prudents dans ces sous-sols. Le compte est bon, alors elle esquisse un sourire imperceptible et sort de son sac un bijou de lune qu'elle lui tend. L'homme la salut à peine avant de disparaître, et Lola reste un instant figé sans savoir quoi faire d'autre. C'est très étrange, comme échange, et bien différents de ceux qu'elle a avec ses clients habituels au Dragon Den ou dans les autres boulots qu'elle exerce à côté.

C'est par le bouche à oreilles que Lola a entendu parler de The Rosary à l'époque, lorsque son addiction pour la marijuana s'est intensifiée et qu'elle n'a plus été capable de se contenter des quelques joints qui tournaient en soirée. Avant de découvrir il y a quelques mois qu'un de ses dons de sorcière consistait à pouvoir créer des bijoux magiques et convoités à partir de jolis cailloux, la jeune femme n'avait aucune connaissance du trafic d'artefacts ensorcelés qui s'y déroule depuis toujours. Pourtant, c'est ce qui va la sauver. La jeune femme en est certaine, a même fait quelques calculs basés sur les factures qu'elle doit payer depuis que son frère et elle se sont installés à West Savannah il y a un peu plus d'un an. Si elle parvient à vendre suffisamment de bijoux lorsque les fins de mois sont difficiles, elle pourra s'en sortir sans avoir besoin d'un deuxième emploi qui saccade autant sa vie et la prive de nombreuses heures de sommeil. Elle a bien conscience que ce n'est pas très légal, mais ce n'est pas comme si elle avait vraiment le choix. Tout ce qui lui faut ce sont des clients, et la vente qu'elle vient de réaliser ce soir – la première – lui prouve qu'il n'en manque pas à Savannah.

Eau chaude qui coule sur la vaisselle qu'elle vient de laver, Lola la rince avant de l'aligner sur l'égouttoir, regard qui se perd de temps à autre par la fenêtre. Ce n'est pas un joli coin West Savannah, du moins comparé au quartier victorien dans lequel elle a grandi, mais elle s'y sent plus en sécurité qu'à Thunderbolt. « On regarde un film ? » Tournant la tête vers Lucas qui vient sans doute de terminer ses devoirs, elle hoche la tête et esquisse un sourire. Quelques minutes plus tard, ils sont tous les deux installés sur le canapé retapé de l'appartement, l'ordinateur posé devant eux, ouvert sur Disney+. Remerciement intérieur à Jade qui lui prête son compte depuis un moment déjà, puis les voilà à choisir un film à une heure à laquelle Lola n'est habituellement même pas à l'appartement. C'est presque étrange de ne plus partir dès que le soleil se couche en direction du Roadkill Motel pour y jouer les réceptionnistes alors que c'était son quotidien durant les derniers mois. Elle a donné sa démission il y a quelques jours à peine, en réalisant après quelques – innombrables – calculs que l'argent qu'elle récupérait en vendant des bijoux magiques fabriqués par ses soins. Elle y avait passé une nuit entière, à griffonner sur une feuille chiffres et lettres pour vérifier que ses ventes sur le marché noir pouvaient lui rapporter assez même durant les mois les plus difficiles. Il fallait bien payer les factures, après tout, et elle craignait trop de perdre leur logement actuel pour prendre ce genre de décisions à la légère. Alors elle a vérifié des dizaines de fois que ce risque était éliminé, en venant finalement à la conclusion que, couplé à la vente de bijoux ensorcelés, elle pouvait se contenter de son travail de serveuse au Dragon Den. Après des années à avoir toujours au moins deux emplois, c'est une drôle de sensation que de ne pas avoir à repartir le soir pour travailler ailleurs, mais c'est indéniablement agréable. « Toy Story 4 ? » propose-t-elle, lançant le film après un hochement de tête du petit frère. Et une fois qu'il sera couché, Lola songera à tout ce qu'elle a dû arrêter il y a cinq ans pour garder la tête hors de l'eau malgré le départ de sa mère. A ses rêves mis sur pauses, à ses études abandonnées, à une vie étudiante qu'elle ne pouvait plus s'offrir. Et si elle s'y retentait ?