1940 — Paige a quinze ans. Elle est tout ce qu'on attend d'elle, toute de jupes plissées, la bouche fermée. Jolie brin de fille déjà, certainement qu'elle sera un jour bonne à marier. Pour sa famille, elle sait qu'elle n'est qu'un annulaire à encercler, mais elle n'a connu que ça, alors pourquoi irait-elle le contester ? Peut-être que dans un coin de sa tête, Paige rêve de liberté, mais elle a depuis longtemps intégré que les utopies constituaient une denrée luxueuse que ne pouvaient s'offrir les filles de mécanicien. Face à tous, elle accepte, elle abdique. Elle ne connait pas le monde, Paige, rien que les étendues vertes de Middlesbrought, et les récits en pointillés que les voyageurs de passage lui font de lointaines contrées et de plaines vallonnées. Elle connait les murs de sa maison,
un, deux, trois, quatre, et puis les murs de sa vie bien encadrée, les bancs de l'église le dimanche, les mains jointes et le menton levé vers les vitraux. Paige prie, mais Paige ne trouve pas quoi demander au Dieu qui les surplombe. Elle trouvera bientôt ; car la guerre s'immisce peu à peu dans leurs vies, jusqu'à ce jour d'août 1940.
Le facteur l'avait dit, c'était une lettre tapée à la machine. Il l'a dit avant même de la leur donner, avec ce regard passivement curieux, d'avance désolé ; il sait ce que la plupart de ces missives automatiques racontent, après tout, c'est son métier.
Paige a quinze ans, et pour la première fois, elle observe son monde bien carré s'écrouler.
Un, deux, trois, quatre, les murs tombent tour à tour : l'avion de son frère Johnatan s'est fait mitrailler. Les allemands avaient appelé ce jour
l'Adlertag, et depuis, elle déteste les aigles. Lorsqu'elle les voit voler dans le ciel, rapaces de malheur, elle les imagine foncer sur le bolide conduit par John, Johnny,
Joe. Son Joe, atteint de plein fouet et en plein ciel par un ennemi absurde qu'il n'avait même pas demandé à combattre en premier lieu. Alors, tout se dérègle, et c'est le moment que choisissent ses pouvoirs de sorcière pour se manifester, par bourrasques impromptues ou incendies incontrôlés. Paige est perdue, elle essaie de cacher ce qu'il se passe et ce qu'elle découvre être, terrifiée par l'idée de se voir rejetée : une sorcière, démon à large nez.
Pas de place au Paradis pour Paige, c'est acté.
1940 (bis) — Sur les chemins boueux, elle traine les pieds. Elle arrêté depuis un moment de faire état de la douleur sous ses orteils, et se contente de l'assimiler sans la chasser. Dans les auberges de passage où elle parvient parfois à s'arrêter, elle reprise ses chaussettes consciencieusement avec le petit nécessaire à couture qu'elle a réussi à emporter. Sa mère l'avait bien vue le subtiliser dans le tiroir du salon, mais elle n'a rien dit ; je crois qu'elle n'avait pas voulu voir partir sa fille, pas vraiment. Mais Edna Brawne n'a jamais eu le cran pour s'opposer au courroux de son mari.
Quelque part près de Battersby, les murmures des tavernes lui apprennent les évènements étranges qu'on dit se produire à Whitby ;
n'y mets surtout pas les pieds, gamine, cette foutue ville est hantée, dévorée par l'esprit du Malin ! Mais cette description, elle s'y reconnait, et elle y voit peut-être un point de chute, alors c'est là-bas qu'elle se dirige.
Les voyageurs n'ont pas menti, car Whitby est peuplé depuis des générations par les sorcières. Pour la première fois depuis longtemps, Paige se sent à sa place, accueillie par un coven de semblables qui la rassurent sur ce qu'elle est.
Pas un monstre, petite, juste autre chose que ce qu'ils sont. Ne regrette jamais de ne pas voir le monde de leur façon. 1954 — Elle a le menton coincé contre les genoux, le regard bas, las. Peut être n’est elle plus vraiment là. Elle pense à Dieu, soudain, ce Dieu chéri de ses parents dont elle avait décidé la mort des années auparavant. Mais ce soir, tout est différent. Elle pense à Dieu, parce que demain, c’est elle qui mourra. Par bûcher, s’il vous plaît,
in a good old fashion way. Coincée dans cette geôle dans laquelle l’ont flanquée ces chasseurs de malheur, elle songe pour la première fois qu’ils avaient peut-être raison ; son père, l’église, ceux qui voyaient en elle rien d’autre qu’un foutu démon. Sorcière à long nez, pas de place au paradis pour Paige, c’est acté. Ce n’est même pas comme si les autres sorcières de son coven ne l’avaient pas prévenue : à force de déborder, de laisser ses pouvoirs la submerger, il lui arriverait des bricoles. Ça n’avait pas loupé. Mais elle n’en veut pas de la Mort, vous entendez ? Du monde, elle n’a encore rien vu. Ce n’est pas juste. Ces pouvoirs qui auraient dû la libérer, ils n’avaient fait que l’enchaîner un peu plus impitoyablement, la forcer à se cacher, la contraindre à cette peur solide et permanente. Paige est fatiguée d’être terrifiée. Paige est fatiguée d’être ce qu’elle est. Mais la mort, elle n’en veut pas ; pas aujourd’hui.
Un peu plus loin, un tintement métallique résonne, et paresseusement, elle relève la tête. Un homme est apparu aux barreaux de sa geôle. Elle ne le connaît pas, mais d’une certaine façon, elle sait, se doute en silence que ce moment-là est précieux et que quelque chose s’apprête à changer. L’olivâtre de ses yeux mi-clos vacille et papillonne jusqu’à la silhouette, mais elle ne bouge toujours pas. Elle interroge l’homme du regard sans même le faire.
Je m’appelle Reed, il dit finalement.
Et je crois que tu devrais encore vivre. 1955 — Il a les yeux clos, le teint de marbre et les cheveux en bataille. Couleur corbeau. Des jours qu’il est là sans l’être, abandonné à cette léthargie de l’existence, incapable de décider quoi faire de son silence. Il est français, pour Paige, c’est presque exotique. Lorsqu’elle parle, elle sait bien qu’il ne la comprend pas, mais ce n’est pas le but premier de ses mots. Car ceux-ci ne sont que cette présence fantomatique et réconfortante, caresses usées d’un hiver oublié. Lorsqu’elle l’avait vu pour la première fois, que Reed l’avait ramené, Paige se rappelle de cette pensée frappante qui l’avait traversée :
oh, hello you ; it’s going to be you. C’était inexplicable, mais elle croyait dur comme fer à l’inexplicable, justement. Elle regarde ses yeux clos, son teint de marbre, ses cheveux en bataille. Couleur corbeau. Il a ces airs d’anges déchus qui hantaient les retables des églises de son enfance ; et elle sait, elle sait qu’ils s’apprivoiseront au rythme lent des battements de cœur qu’ils n’éprouvent plus. Sous la grâce fragile d’un mutuel silence.
1965 — Dix ans qu’ils vaquent à leurs voyages instoppés, qu’ils voguent ça et là en s’arrêtant ici, à peine, tout juste, vagabonds à la stabilité vétuste. Paige a maintenant quarante ans, et le monde ne se limite plus aux quatre murs des bâtisses ; ils ont appris à en mépriser les frontières et à les profaner sans cesse, insouciants ou insolents. C’est l’époque qu’elle appellera pour toujours l’âge d’or de son existence, celle où elle apprend à être sans s’en excuser. Reste encore ses problèmes d’instabilité, mais peu à peu, Paige apprend à se contrôler, à observer le fracas de ses émotions pour ne pas les laisser dépasser. Elle y arrive parfois, pas toujours, et avec lui, difficilement.
Gabriel, vous savez. Gabriel qui est devenu Gabe au gré des voyages, au contact des plumes des oreillers.
Gabe au plus profond des épidermes chéris et explorés,
Gabe parce qu’elle apprend à l’aimer. Ça n’avait pas mis tant de temps que ça, même si sa fierté aurait aimé s’en défendre ; mais Paige le sait.
Oh, hello you. I know that it’s you. Et puis un jour, Reed n’est plus. L’abandon n’a pas été aussi cruellement ressenti et éprouvé depuis la mort de son frère, car c’est une famille, qu’elle perd. Ils avaient prévu d’aller à Savannah, terre sainte et promise, alors c’est ce qu’ils font. Avec Gabriel, à deux, ils se reconstruisent un monde de liberté. Le leur. Pour la première fois, sans leurres, à cent à l’heure, bientôt sans même faire état du soleil et de ses lueurs.
Sous l'astre brûlant, Paige se tient bien droite, le menton dirigé vers le ciel. L'arrête de son nez forme une ligne parallèle à la ligne de l'horizon. Cette morsure agréable, elle ne l'a plus ressentie depuis des années – les picotements de chaleur sur les avant-bras, le frottement exquis du vent de l'après-midi sur ses pommettes marquées. Sans s'en rendre compte, peut-être qu'elle entrouvre les lèvres, clôt les paupières. Sa posture incite à la rêverie, à l'utopie. Ici, ils vivront une nouvelle vie. Sans Reed peut-être, mais ils s'enivreront de leur propre liberté retrouvée, d'un farniente impertinent. Eh, quoi ? Il parait que c'est dans l'ère du temps. Les radios humaines le hurlent, par les voix de Dylan, Young, Bowie, Presley ou McCartney. Au delà de leur donner raison, Paige s'adonne à leur message, s'accorde à leur mélopée. Dans la maison du victorian district, les vinyles s'accumulent, témoins de cet affranchissement de l'esprit, du corps, de l'âme. Gabe et elle s'amusent de cette liberté, en tâtent les contours, les limites, manient la jalousie et l'irrévérence comme on enchaine les pas de danse. Mais ils reviendront toujours l'un vers l'autre, c'est une évidence.
1968 — Il parait que le temps use parfois les liens comme les fils de laine, les effiloche pour créer de béants accrocs difficiles à repriser. Elle n'aurait pas pensé que ça leur arriverait, à eux. Les autres, pourquoi pas, mais ils n'avaient jamais rien eu de semblable à ceux qui les entouraient. Blessure narcissique.
Gabriel s'est éloigné depuis un moment, déjà. Et si les souvenirs des premiers temps à Savannah gardent leur aura lumineuse et sacralisée, le quotidien s'est affadi. Elle vaque à des activités hasardeuses, s'ennuie. Paige le sait et le sent : il est temps pour elle de changer de vie. Si elle part, il ne viendra pas, et ça aussi elle en a conscience. C'est une évidence tacite, saisissante ; qu'ils sont pour la première fois à un croisement de chemins, et qu'ils ne fouleront plus les mêmes gravas. Du moins, pour une ou deux époques, rien qu'une poignée d'années.
Pour la première fois, le livre est enjoint à se refermer.
Elle ne sait pas pourquoi elle a choisi l'Italie. Elle aime le tiramisù, mais ça ne doit pas être la seule raison ; à moins que le hasard ne le soit, et de sa part, personne n'aurait pu s'en étonner.
À Naples, ou Napoli pour les locaux, l'air est empli de lumière. Comme un pied de nez à l'intolérance que sa condition éternelle aurait dû véhiculer, Paige décide qu'elle aime le soleil du sud et ne quitte plus le pays. La période italienne de sa vie est certainement la plus douce, la plus poétique aussi, bercée par les lueurs chaudes d'un astre devenu ami, le chant du dialecte local qu'elle décide à son tour d'apprivoiser, le reflux d'une mer clémente, les rires des amants de passage... Elle ne cachera pas s'être laissée tenter par quelques
ragazzi à la peau halée et aux boucles de jais. Point de corbeau là-dedans, mais croyez-bien que ça lui convient tout à fait. Elle se délecte de littérature italienne, se réconcilie même avec les églises ; car les monuments religieux de là-bas n'ont pas l'austérité rigide des temples anglais. On devine que le baroque et l'opulence des décors y célèbrent d'avantage la richesse de l'existence avant d'en contempler le malheur, et c'est quelque chose qui lui plait. Elle y passe parfois des heures, paisiblement assise sur les bancs en bois, le nez levé vers les vitraux. Paige ne prie plus, plus depuis longtemps ; car Paige ne veut pas que la vie lui donne ce qu'elle attend. Elle préfère largement s'en laisser surprendre, du moins pour le moment.
La première fois qu'elle a rencontré Domenica, elle chantait une berceuse à son petit, assise sur le banc de pierre en face de la maison où elle habitait : «
Oi suonno vieni da lo monte / viènici pallo d'oro e dàgli 'nfronte / e dàgli 'nfronte senza fargli male. » Elle s'était arrêtée pour écouter. Et puis aussi le jour d'après, parce que Domenica avait de ces voix chaudes et rauques qu'il convient d'accorder aux mères aimantes. Plus tard, elle découvrira que son mari est luthier, et qu'entre ses doigts habiles naissent ces larges pièces de bois sculptées qui chantent les mélancolies de la vie. La napolitaine lui apprend le violoncelle, et d'un épicea abattu sur les hauteurs de la ville nait l'instrument précieux sur lequel Paige s'échinera avec passion pendant quelques années. Des quatre saisons de Vivaldi, l'immortelle choisit de n'apprendre que
l'Estate.
L'Estate qu'elle vivra jour après jour quelques temps encore, au creux de cette cité de lumières teintées, et de façades colorées.
Une décennie plus tard, elle quittera
l'Estate napolitain pour le
Winter berlinois. Depuis la guerre, c'est la première fois. Mais elle n'a plus de rancoeurs pour le peuple allemand qui lui avait arraché son frère, après tout, c'était il y a bien longtemps. Là-bas aussi, Paige s'adonne à une énième autre vie ; les visages qu'elle coud à son âme deviennent si nombreux qu'elle peine désormais à les compter. Lourde de sa propre multiplicité.
1987 — «
When I'm with you baby / I go out of my head / And I just can't get enough / And I just can't get enough... »
Les nappes de sythé, la voix mécanique et acharnée, toute l'énergie subversive de Depeche Mode résonne encore entre ses neurones lorsqu'elle foule le pavé londonnien, à la sortie du concert. Peut-être même que sans en prendre conscience, elle fredonne le refrain chanté à tue-tête pour le rappel,
just can't get enough, just can't get enough...Les talons de ses bottines claquent énergiquement sur les marches de l'escalier qui descend dans le métro. La station est encore encombrée à cette heure de silhouettes jeunes et robustes, vacillant entre euphorie et lucidité du lendemain, bières à la main. Ainsi postée contre le mur carrelé, Paige n'a jamais tant ressemblé à ce qu'elle tâchait d'être ; stéréotype décadent de l'anglaise branchouille, juste ce qu'il faut d'élégance désinvolte pour se fondre dans le décor tout en s'en détachant inévitablement. À cette époque, elle a les cheveux coupés au carré juste en dessous des oreilles, avec cette radicalité qui avait quelques temps plus tôt envahi la capitale du pays, invoquée par les injonctions punk des Clash et des Pistols. Elle se serait bien planté des épingles à nourrice dans le nez, mais faut croire que quelque part, elle tient à ses airs latents d'altesse désincarnée. Elle n'aura pas embrassé la culture punk jusqu'au bout, tant pis pour Sid.
Just can't get enough, just can't get...Mais le refrain n'a même pas loisir à être achevé, car le quai d'en face, une silhouette est apparue. Toujours de noir vêtue. Et croyez-bien que si l'organe vital dans sa cage thoracique avait toujours été en état de fonctionner, ce n'est pas un seul battement qu'il aurait loupé.
Un, deux, trois, quatre, quatre murs invisibles entre lesquels elle se sent brusquement enfermée, parce que sur le quai d'en face, c'est Reed qui se tient. Splendeur de tranquillité. Sauf qu'elle n'a même pas le temps de se demander pourquoi, comment, de comprendre le brouillon fracas de ses sentiments, qu'un wagon passe à toute vitesse sur les rails pour les séparer.
Trop tard : lorsqu'il lui libère la vue, Reed a disparu.
Et peut-être que ce n'est rien, cette demie, quart, nano-seconde. Mais pour l'instable Paige, c'est déjà tellement assez pour ouvrir les vannes d'un passé déchu, et laisser déferler les images sépia d'un passé depuis longtemps suranné. Elle n'en revient pas d'avoir réussi à s'anesthésier elle-même au point d'oublier à quel point elle avait été heureuse à cette époque, celle où ils voyageaient en trio aux confins de l'Europe et de ses recoins. La lucidité l'étouffe, et soudainement, elle prend conscience de sa perpétuelle et continuelle insatisfaction, qu'il suffit d'un rien pour raviver.
Just can't get enough, just can't get enough... La porte de l'appartement claque, le tintement des clés sur le meuble de l'entrée est familier. Quelque part, voir que rien n'a changé dans cet environnement proche la rassure, apaise la brûlure de la rencontre dans le métro. Paige s'avachit dans le canapé, se déchausse pieds en l'air, paresseusement, poussant les semelles du bout des orteils pour qu'elle atterrissent sur le plancher. Et avant même qu'elle ne l'entende arriver, il se tient dans l'encadrement de la porte qui lui fait face, tout en cheveux désordonnés, en boucles amourachées. Couleur corbeau.
Lorsqu'elle a revu Gabriel à Londres, elle n'a pas cherché très longtemps à lui résister, ou alors juste pour la forme – question stupide de fierté. Elle savait parfaitement qu'il finirait par obtenir ce qu'il désirait. Et puis les choses ont repris leur cours, elle a arrêté de l'appeler Gabriel – ce qu'elle faisait délibérément au début, sachant à quel point le nom complet le hérissait, venant d'elle. «
Comment c'était ? » il demande. Elle ferme les yeux. Elle en aurait presque oublié ce stupide concert ; mais comme tout réponse, la voilà qui chantonne gaiement : «
When I'm with you baby / I go out of my head / And I just can't get enough / And I just can't get enough... » Et il demande si elle chante ça pour lui, que si c'est le cas, il est pourtant presque certain de pouvoir la satisfaire cette nuit. Ça y est, sous ses yeux clos, Paige sourit de la plaisanterie. Il a réussi, une fois de plus et on ne sait comment, à noyer son tracas dans les replis d'une prose trempée d'ironie. Mais Paige a beau être reine au jeu du paraître, il est bien l'un des seuls avec lesquels la magie n'opère pas ; il sent que quelque chose cloche, alors il s'approche, s'accroupit. Ses doigts sont dans ses cheveux, délicate indécision. C'est que Gabe avait toujours eu la fâcheuse tendance de laisser trainer partout les traces indélébiles de sa passion. «
Qu'est ce qu'il y a ? Tu es pâle comme une morte. ». Oh elle pourrait lui répondre. Elle devrait lui répondre. Mais elle ne le fera pas, parce qu'elle sait ce qu'il pense de Reed. Elle ne veut pas l'entendre dire les cinquante vérités à son sujet qu'elle n'est pas prête à assimiler.
«
Rien. »
C'est ce qu'elle dit. Et elle sait qu'il sait qu'elle a menti. Mais il la connait sur le bout des doigts, et laisse parfois, rarement, échapper les non-dits qu'elle distille en sachant que plus tard, elle lui dira.
Mais pas cette fois.
1997 — L'or s'étale devant ses yeux, frappé par touches et par aplats autour du visage séraphique de la Vierge Marie. À Moscou, elle a découvert les icônes russes, ces représentations de saints faites de couleurs vives et mordorées. Elles la fascinent, alors il n'est pas rare de la voir arpenter les couloirs de Tretiakov, la galerie moscovite qui regorge de trésors de ce genre. Face à la
Vladimirskaïa, l'oeil de Paige est immobile, tout autant que sa posture. Bientôt, une autre silhouette la rejoindra.
D'une blondeur presqu'iréelle, Leonid Lenski ne possède pas le physique de son impitoyabilité – comme c'est le cas de beaucoup d'immortels. C'est à lui qu'elle avait affaire depuis presqu'un an, depuis le temps où elle avait débarqué dans la capitale afin de suivre la trace de Reed en territoire russe. Maître des bas-fonds moscovites et des vampires qui s'y terraient, il s'était présenté comme celui auquel il fallait s'adresser si l'on cherchait quelque chose, quelqu'un. Leonid accordait des faveurs à ses semblables comme on disperse des graines aux oiseaux, dans les jardins publics ; à la différence qu'il vous fallait être conscient de la dette que vous contractiez à son égard, et qu'il viendrait vous réclamer. Tôt ou tard.
«
Toujours aucune trace ? » Elle demande simplement, et il secoue sobrement la tête. Reed reste introuvable, fantôme de malheur, ectoplasme jamais saisi. Mais Paige est une acharnée, ce n'est plus à prouver ; elle se refuse d'abandonner. Ne serait-ce que parce qu'au delà du fait que son absurde loyauté l'en empêche, elle a laissé trop de choses derrière elle au nom de cette recherche forcenée. Une existence paisible à Savannah, les prémices d'une route vers un bonheur probable avec
lui. L'impulsivité et l'obsession de la mélancolie avaient été plus fortes. Elle ne sait pas si elle regrette, sans doute un peu ; mais elle sait que ça ne sert à rien, parce qu'il est trop tard pour reculer.
La résignation a fini par l'atteindre, finalement. N'en faites pas une généralité. Ou peut-être est-ce plutôt un remord tenace, assez consistant pour l'amener à quitter la Russie et revenir en Géorgie. Mais Gabriel,
Gabe n'est plus là. Parti, à ce qu'on dit – juste comme ça. Certainement pas en laissant une adresse, faudrait pas pousser. Et peut-être que Paige devrait comprendre, comprendre que c'est elle qui est partie et qu'elle ne devrait pas lui en vouloir. Mais si la rationalité était une discipline à laquelle elle tâchait d'accorder ses violons depuis des décennies, ça n'avait jamais été le cas avec lui. Alors Paige, Paige se sent terriblement trahie. Coup de tête encore, elle rejoint le Berlin qu'elle avait tant aimé il y a quelques années. Il lui faut reconstruire quelque chose, n'importe quoi, et cette fois, c'est dans le monde du commerce de l'art qu'elle s'immisce, fleurissant tout juste à l'époque dans une ville fraichement libérée des contraintes politiques et territoriales. Année après année, elle devient cette femme aux affaires tenues d'une main de fer, marchandant toiles et objets auprès des collectionneurs fortunés. Peut-être confessera t-elle n'avoir pas déplacé ses pions seulement dans les cases les plus légales de l'échiquier, et usé un certain nombre de fois de compulsion afin de conclure les marchés. Mais les moyens importent peu, il s'agit seulement de s'occuper. De trouver une énième manière d'exister.
2020 — Un gamin chantonne dans la rue, il fredonne sous le ciel clément de l'après-midi. Paige n'a pas mis longtemps à se réhabituer au climat clément de la Géorgie, ou à la liberté totale que Savannah prônait. Elle en remercierait presque Leonid de l'avoir envoyée ici pour être ses yeux et ses oreilles au sein de la communauté d'immortels qui y évoluait, afin de régler la dette qu'elle avait contractée il y a des années. Dans cette ville hantée par les souvenirs, elle décalque la silhouette de celle qu'elle avait réussi à devenir à Berlin ; cette femme à l'élégance déterminée, progressant dans les sphères les plus riches de la société comme si celles-ci lui avaient été dédiées. Paige, éternel caméléon. Sans doute à la déraison.
Lorsqu'il passe devant elle, tanguant en rythme sur ses petites jambes assurées, la chanson du mioche devient plus distincte, et l'innocence des paroles se heurte à la pierre des façades grises : «
In the Bonaventure Cemetery / There's a vampire sleeping deeply / Don't you dare knocking at his grave / He will hurt you like a dark wave... » Et soudain, Paige se stoppe. Paige doute. Ce n'est peut-être qu'une comptine locale, mais elle sait que les chants populaires se basent toujours sur quelque chose.
Quelqu'un.
Elle doit en avoir le coeur net.
Au fond de cette tombe, il a le teint cireux, de cette nuance cadavérique dont seuls se paraient ceux qui n'avaient pas vu le soleil depuis des années.
Vingt-cinq, précisément. Mais au delà de cette coloration perdue, rien n'a changé, rien. C'est quelque chose qui la frappe, la façon dont, après chacune de leurs séparations, elle retrouvait la familiarité de ses traits avec la même évidence absurde ;
oh, hello you. It has always been you. À la différence qu'à cet instant précis et depuis des années, Paige nourrissait plus de rancoeur que de tendresse à son égard ; particulièrement depuis qu'elle avait ouvert cette tombe, et pris la pleine conscience de la vérité, du quart de siècle qu'il lui avait arraché. Qu'il leur avait arraché.
De la poche de sa veste, elle extirpe une petite fiole de sang humain – pas grand chose, juste de quoi raviver le fonctionnement de son enveloppe endormie. À califourchon sur le macchabée, l'immortelle verse le liquide entre les lèvres dociles, méthodiquement. Après le premier frémissement, elle se redresse, grimpe hors de la tombe sans demander son reste. Le but n'était pas d'être présente à son réveil, ni même de disparaitre sans se faire repérer. Elle voulait qu'il voie. Elle voulait qu'il sache ; Gabe, non,
Gabriel, je t'ai trouvé. Même si elle ne savait pas encore totalement elle-même ce que ça pouvait signifier – elle aurait tout le temps s'y songer.
Il a les yeux mi-clos, le teint de marbre et les cheveux en bataille. Couleur corbeau. Il cligne des yeux et la regarde, abandonné à cette léthargie de l’existence.
Et Paige s'en est allée, en silence.