Tabula Rasa - Kira

04 Avril 2004, quartier résidentiel de Mesa (Arizona)

Ses petits poings serrés fermement posés sur ses hanches, le menton relevée et les yeux noirs, Kira sentait ses mâchoires grincer tant elle serrait les dents. Du haut de ses neuf ans et de son mètre 36, il lui fallait se dévisser le cou pour pouvoir soutenir le regard de son frère aîné, mais le jeu en valait la chandelle. "Emmenez-moi." La voix est encore fluette, mais le ton est ferme, décidé - elle ira avec eux, c'est comme ça. Cristo et sa bande vont au skatepark, et Rafa aurait le droit de les accompagner mais pas elle ? Elle est pourtant bien meilleure qu'eux tous sur un skate, et elle est prête à leur prouver. "Rentre à la maison camarón. C'est pas une destination pour les fillettes !" Toute la bande ricane. Tous issus du même quartier, âgés de 13 à 16 ans, ayant pour la plupart grandis ensemble. Pas une seule fille dans le groupe. Mais aucun d'eux n'impressionne Kira, et surtout pas ses frères - furieuse, elle fronce le nez sans baisser les yeux. Elle a compris depuis longtemps déjà qu'il ne fallait pas pleurer, surtout pas - ils auraient gagnés, et ça c'est hors de question. Parfois elle déteste être une fille Kira, devoir aider en cuisine pendant que ses frères jouent dehors, ne pas pouvoir jouer au baseball avec le reste des gamins du quartier, ne pas pouvoir sortir le soir avec ses frères. Elle aime plus que tout sa Mamá, mais elle se sent bouillir parfois, refuse d'être l'image de la petite fille que tout le monde attend d'elle. Alors elle va leur montrer Kira, de quoi elle est capable : elle leur fera regretter de ne pas avoir voulu d'elle dans leur bande de nulles. Résistant à l'envie d'envoyer un coup de pied dans le tibia de son frère - maintenant qu'il a commencé à fumer en cachette, elle peut courir plus longtemps que lui, mais il reste le plus rapide - elle le fusille un peu plus du regard. "Celui qui saute le plus haut en ollie. Si je gagne, je viens avec vous. Sinon, je rentre et je vous prépare la limonade quand vous revenez." La proposition est alléchante, et elle sait que son frère va se sentir obligé d'accepter - aucune chance qu'elle puisse gagner, pas vrai ? Plus encore que la limonade, la perspective de se débarrasser de sa petite sœur pour l'après-midi achève de le convaincre. "Fais attention à ne pas tomber camarón, Mamá serait pas contente !" Le ton est moqueur tandis qu'il lui ébouriffe les cheveux avant de s'élancer, l'arrogance de l'adolescence en étendard, sûr de son coup. Stoïque, Kira l'observe prendre son élan, se ramasser sur lui-même pour finalement détendre les jambes brusquement et s'élever de quelques centimètres avec sa planche. Déjà le reste de la bande applaudit, siffle et congratule leur leader - Kira elle se contente d'un reniflement de dédain. Elle fera mieux, et sans difficulté. Sans leur laisser le temps de lui lancer une nouvelle pique, la fillette attrape son skate et s'élance souplement. Concentrée, elle veille à prendre suffisamment de vitesse avant de bondir, sentant sa planche suivre le mouvement. Déjà elle prépare sa réception, amortissant l'impact avec ses genoux, terminant sa figure dans un dérapage du plus bel effet. Pas besoin d'arbitrage vidéo : elle SAIT qu'elle a fait mieux, et le silence ébahi des garçons est suffisamment éloquent. Elle a gagné. "Alors ? On y va ?"

25 Novembre 2015, Community College de Mesa (Arizona)
tw : violences, violences sexuelles [sous spoiler]

Malgré le climat désertique propre à l'Arizona, le temps s'était nettement rafraîchi ces dernières semaines, et Kira frissonnait presque en cette fin de mois de novembre. "See you tomorrow, assholes !" Un sourire narquois et un bras d'honneur vinrent ponctuer ce salut à sa bande de potes, qui lui répondirent de la même façon avant de s'éloigner. Kira était la première de sa famille à poursuivre des études après l'obtention de son GED, mais son intérêt pour les cours d'anthropologie qu'elle suivait restait malgré tout assez faible. Elle veillait à fournir les efforts suffisants pour que ses parents continuent à être fières d'elle, mais passait plus de temps sur les pelouses du College qu'à la bibliothèque universitaire. Pour autant, et malgré l'attrait indéniable de l'indépendance étudiante, elle n'avait pas souhaité quitter le domicile familial, contrairement à la plupart de ses partners in crime qui se logeaient tant bien que mal à proximité du campus. Chez les Monteiro, Bea venait d'avoir seize ans et les coups d'éclat toujours plus fréquents propres à sa crise d'adolescence l'empêchaient d'aider sa mère avec les deux petits. Papá bossait dur pour pouvoir payer les études de Kira, aussi estimait-elle de son devoir de veiller au maintien de l'harmonie familiale à la maison - en d'autres termes, canaliser Beni et Luisa tout en empêchant Mamá d'emplafonner Bea. Une mission qui lui laissait certes peu de temps pour ses révisions mais la vie n'était-elle pas une affaire de compromis ? Sentant le froid s'insinuer pernicieusement sous son blouson tandis que la nuit s'installait, la jeune femme bondit sur son skate et pris de l'élan pour atteindre sa vitesse de croisière. Elle roulait sur la planche de son frère ce soir, ayant laissé la sienne chez un pote de Rafa qui lui avait promis de lui changer son grip en échange d'une bière à l'occasion - un deal qu'elle avait accepté avec son habituel sourire narquois. Était-ce la perspective de cette soirée qui l'avait plongé dans ses pensées, ou simplement l'habitude de ce trajet qu'elle faisait tous les jours : la jeune femme bifurqua dans une ruelle et ne pu éviter la violente collision avec le bras tendu d'un homme en travers de son chemin. Projetée au sol et sonnée par le choc, la brune mit quelques secondes à reprendre ses esprits. "Mierda Cristo va me tuer si j'ai éraflé sa planche". La tête lui tournait sérieusement, aussi lui fallut-il quelques secondes supplémentaires pour se redresser sur les coudes et lever les yeux vers l'homme qui, maintenant agenouillé à ses côtés, l'avait si brutalement interrompu dans sa lancée. Cheveux hirsutes, yeux injectés de sang, visage baigné de transpiration, "Crackhead", eut-elle le temps de songer avant de recevoir un premier coup de poing en plein visage qui la renvoya au sol immédiatement. Son champ de vision s'assombrit instantanément, et elle dû lutter pour ne pas perdre conscience. Les vieilles habitudes de la boxe ne demandaient qu'à se manifester, mais la violence du choc empêchait ses muscles de lui répondre. Elle n'eut d'ailleurs pas le temps de réagir que déjà, de nouveaux coups pleuvaient sur son corps déjà au sol. "What the hell Kira MOVE !" Un coup au plexus lui coupa la respiration, la poussant à se recroqueviller sur elle-même, suffocante, toujours incapable de riposter. C'était à se demander à quoi lui servaient toutes ces heures passées sur le ring.

Spoiler:

Déjà son corps lui semblait plus léger à mesure que sa vie l'abandonnait. A peine sentait-elle les nouvelles morsures infligées par la bête - elle ne ressentait plus rien, à tel point qu'elle ne prit pas immédiatement conscience du bruit qu'elle venait d'entendre. Un coup de feu. Plusieurs coups de feu. Et brutalement un poids mort sur sa poitrine, puis plus rien, un silence qu'elle interpréta comme celui de la mort. "For fuck's sake, elle respire les gars !" Et de nouvelles mains qui parcourent son corps, chassent le poids de sa poitrine, pressent ses plaies pour stopper les hémorragies. Kira est indifférente à cette agitation autours d'elle ("- Regarde-moi c't'horreur, j'suis sûre qu'il avait la gale en prime !" "- Shut up Fred et rappelle l'ambulance pour leur dire de se magner le fion !"), elle n'est déjà plus vraiment là. Quand son corps est soulevé pour prendre place sur un brancard, ses yeux sont clos depuis longtemps et elle se persuade qu'elle est en train de s'évaporer, de simplement quitter cette terre. Dans un souffle, alors que l'ambulance bondit pour se jeter dans le flot de la circulation, quelques mots parviennent à franchir la barrière de ses lèvres boursouflées. "La planche... Cristo... Perdóname pour la planche..."

07 Décembre 2015, Banner Heart Hospital, Mesa (Arizona)

Petit corps aussi pâle que les draps du lit dans lequel elle gît. Des tuyaux fourmillent en tous sens autours d'elle, passent à travers son corps, ressortent, se raccordent à d'imposantes machines. Et ça bipe, ça hurle que tout va bien, que les constantes sont fiables, ça veille au grain à grand renfort de sonneries stridulantes - une cacophonie qui contraste sinistrement avec le terrible silence qui émane du petit corps brisé. A l'extérieur de la chambre, Paula et Estbàn se serrent l'un contre l'autre, bouées à la dérive, chacun soutenant l'autre. Elle ne se réveille pas Kira. Douze jours qu'elle est là et qu'elle refuse d'ouvrir les yeux. Douze jours, 288 heures qu'ils ont traversé comme une tempête, incapables d’apercevoir la fin du déluge. 17 288 minutes de médecins s'agitant autour de leur enfant, rafistolant, tentant de ramener la vie dans le petit corps cassé. Il paraît qu'elle doit faire le reste toute seule, Kira. Elle paraît si frêle au milieu de son lit, presque engloutie sous les draps - Paula craint de la lâcher des yeux, terrifiée à l'idée qu'elle puisse s'évaporer une fois tous les regards détournés. Alors ils restent là, serrés l'un contre l'autre, se relaient pour dormir un peu, aller lui parler. Cristo s'occupe du garage en l'absence de son père, Rafa veille sur les petits - tous ont du mal à dormir, comme si la perspective de fermer les yeux pouvait condamner Kira à ne plus jamais les rouvrir. Du haut de ses six ans, Benito ne comprend pas, fait de grosses colères, exige que sa sœur revienne - et tous, au fond, aimeraient faire de même, que ce soit aussi simple. A l’hôpital, un médecin leur explique, avec des mots savants, un tact maladroit : il est embarrassé le monsieur, c'est la partie de son travail qu'il aime le moins. Les chances sont minces. Ils ont fait leur possible. Il faut se préparer. On connaît encore mal ces choses-là. Les yeux de Paula sont secs d'avoir trop pleuré, alors elle se serre un peu plus contre son mari, cherche à disparaître en lui pour ne plus ressentir la douleur, ne serait-ce que quelques secondes. Le médecin embarrassé fixe Estebàn du regard, peut-être attend-il une réponse - mais que répondre ? Le patriarche Monteiro ressert sa prise autours des épaules tremblantes de sa femme. "Elle va s'en sortir. Kira a toujours détesté qu'on la croit incapable de quelque chose. Elle va y arriver." Et eux vont attendre. Elle reviendra, il en est persuadé.

25 décembre 2015, Maison des Monteiro, Mesa (Arizona)

Dans la maison aux milles couleurs règnent un silence inhabituel. Les murs qui abritent habituellement cris, pleurs ou éclats de rire semblent répercuter cette absence de son : le moindre bruit semble assourdissant, impromptu. Pire encore que le silence, l'angoisse règne sur la maisonnée, recouvrant chaque chose de sa chape de plomb, condamnant tous ses occupants. De temps à autre, ils échangent des coups d’œils inquiets, lorgnent vers la porte de la chambre du fond. L'angoisse leur tord les tripes, et même Luisa, 4 ans et des papillons plein la tête, sait qu'elle ne doit pas faire trop de bruit en jouant ce soir. A l’hôpital, Kira s'est finalement décidée à rouvrir les yeux, presque comme une évidence, presque comme si elle ne s'était pas absentée seize jours durant. Lentement, son corps a cicatrisé - pour le cœur, c'est encore un peu compliqué. Elle n'a pas beaucoup parlé Kira, mais elle a fini par se lever, et tout le monde a compris qu'elle voulait rentrer. Papá et Mamá ont beaucoup pleuré et depuis chaque jour était une fête à la maison : Kira était revenue à la vie, pile à temps pour les festivités de Noël. Pour Mamá, les signes sont là : Milagro, le miracle de Noël. Tous ont fait de leur mieux pour faire sourire la brune, dont les murs de la chambre se sont vite couverts des dessins de Beni et Luisa - les perspectives sont mauvaises, mais les couleurs incroyables. Petit à petit, ils ont vu la jeune femme reprendre pieds et faire ce qu'elle savait faire de mieux : redresser la tête et affronter. Kira la battante. Kira la survivante. Mais ce soir tout est différent, ce soir rien ne va plus. L’aînée des Monteiro a une très forte fièvre, que rien ne semble apaiser - ni médicaments, ni décoction de plantes d'Abuela Cora, rien. Voilà deux jours qu'elle se plaignait de nausée, mais son état a brusquement empiré dans la soirée et depuis, tout le monde dans la maison retient son souffle. On craint un virus, un épuisement de son organisme, un rejet des traitements accélérant sa cicatrisation. Le mauvais œil. Et chacun, dans son coin, voit resurgir les angoisses encore fraîches. De la chambre, ils ne captent que les gémissements étouffés de la jeune femme, qui semble s'agiter de plus en plus dans son lit. De crainte d'une contagion, et pour la laisser se reposer en espérant que la fièvre retombe, Mamá a interdit à quiconque d'entrer - mais pour être honnête, personne n'a vraiment envie de poser les yeux sur le visage tordu de douleur de la jeune femme. Même Cristo n'en mène pas large, lui qui ne manque pourtant jamais une occasion de rouler des mécaniques. Alors chacun vaque à ses occupations, trompe l'angoisse et fait mine d'être plus serein qu'il ne l'est vraiment. Il le faut, pour Kira. "Bea, va voir si ta mère a besoin d'aide en cuisine por favor." Tous font mine de s'occuper, et plus personne ne surveille Luisa. Luisa qui a beau faire des efforts, ne comprend pas pourquoi sa grande sœur ne s'occupe plus d'elle ces derniers temps. Luisa qui, juchée sur ses petites jambes et un sourire radieux aux lèvres, décide d'aller réclamer une histoire. Luisa qui, sans que personne ne puisse y faire quoi que ce soit, a déjà franchi la porte de la chambre du fond. Le hurlement strident qui fit vibrer les murs de la maison était de ceux qui réveillent les morts, et Mamá Paula sentit ses cheveux blanchir sur sa tête. Mûe par une terreur instinctive, de celle qui rappelle que l'Homme n'est qu'un animal parmi tant d'autre, tous bondissent, se précipitent. Papá, déjà engourdi par les nombreuses bières de la soirée, se prend les pieds dans son fauteuil et s'affale lourdement tout en jurant en espagnol. Les autres se bousculent dans le couloir, se gênent, parviennent enfin à la porte de la chambre - mais c'est Mamá qui a été la plus rapide et qui fait face désormais à l'animal qui a pris possession de sa fille. Tous se figent, rendus muets par ce cocktail de stupéfaction, d'angoisse et d'une douleur insondable. Kira n'est plus, elle a disparu au profit d'une Bête, une louve au pelage argenté moucheté de tâches noires. Celle qui, il y a encore quelques heures, était l'aînée adorée, la grande sœur, la première fille, fait désormais face à la petite Luisa en retroussant les babines pour en exposer ses crocs luisants. L'enfant pleurniche, incapable de comprendre la situation, appelant sa mère à la rescousse - sans savoir que le cœur de cette dernière vient de tomber en morceaux au fond de sa poitrine. Mais Paula n'a pas le temps de se demander si elle va pouvoir survivre à ce cœur brisé, non, Paula voit déjà la Louve se ramasser sur elle-même. Alors Mamá bondit de concert avec son aînée, tire brutalement sa plus jeune fille vers l'arrière et accuse le coup de l'impact avec l'animal. Les griffes déchirent la peau de son bras, mais Luisa, qui braille de plus belle, est à l'abris derrière elle. "Reculez ! Reculez tous por Dios !" Déjà la Louve se replie, préparant sa prochaine offensive, prête à bondir de nouveau. Au fond du couloir, Paula peut entendre Rafa faire détaler tout le monde jusqu'à la cuisine. En sécurité. Ils sont en sécurité. Pour le moment. Inflexible, la matriarche Monteiro soutient le regard de la Louve, y cherche la moindre lueur qui lui prouverait que Kira est toujours là, quelque part. La mère et la fille se toisent, se jaugent. Lentement, Paula fait un premier pas en arrière, puis un second. La bête ne bondit pas, mais avance autant qu'elle recule, comme cherchant à lui faire comprendre qu'elle n'a pas l'intention de se fatiguer, sûre de sa capacité à l’acculer à un moment ou à un autre. Et c'est un curieux ballet qui prend forme dans ce couloir trop silencieux, chaque pas répété, chacune à son tour, sans se perdre du regard, tango mortel. Et elle a beau garder son calme Mamá Monteiro, elle n'en mène pas large, et chaque pas semble la tuer un peu plus. Elle ignore quoi faire, sent qu'elle arrive au bout du couloir, et ne parvient pas à savoir qui, de sa vie ou de celle de sa fille, elle est supposée sauver. Sur sa droite, déjà la porte de la cuisine, dans laquelle elle s'engouffre. Sa petite tribu y est rassemblée, tous serrés les uns contre les autres, ramassés derrière la longue table qui occupe le centre de la pièce. Aussitôt Paula se maudit d'avoir amené la Louve jusqu'ici - mais que faire ? De nouveau la bête lui fait face, grognant au fur et à mesure qu'elle avance jusqu'à se retrouver dans l'encadrement de la porte. A moins de deux mètres de là, Mamá Monteiro se cogne dans la table en pin massif - elle ne peut plus reculer. "Kira... Non... Pas devant eux..." Mais déjà elle constate que l'animal se ramasse sur lui-même - et bondit, tout en griffes et en crocs, décidé à en découdre. Saisissant l'une des chaises encadrant la table, Paula cueille la bête en plein vol, reproduisant sans le savoir le geste accompli par sa fille un mois plus tôt pour se sauver de son agresseur - avec un résultat à peine plus convaincant. Surprise, la Louve gémit, projetée contre le mur latéral de la pièce - mais déjà la rage la faisait de nouveau bondir sur ses membres, grondant de plus belle. Profitant du court laps de temps qui s'offrait à elle, Paula bondit à son tour pour s'interposer de nouveau entre la Bête et le reste de ses enfants, sans lâcher la chaise qui venait de lui sauver la vie. Son bras saigne abondamment, mais elle ne ressent que la douleur du trou béant au fond de son cœur. Elle doit faire un choix, sauver ceux de ses enfants qui pouvaient encore l'être. Elle sent son âme se déchirer à cette idée, mais elle doit le faire. "Kira, te lo suplico..." De nouveau, elle soutient le regard de l'animal, y cherchant une trace de sa fille. Son bébé, dont elle a soigné les bobos, écouté les caprices, consolé les premières peines de cœur. Kira, sa première fille, celle qui portait l'Espoir. Kira, qui avait disparu quelque part au fond d'une ruelle il y avait de ça un mois, et qui avait été remplacé par la créature qu'elle avait sous les yeux. Kira qui grognait, montrait les crocs face à sa mère et à ses frères et sœurs. Et aussi brusquement qu'elle avait bondi précédemment, la Louve fit volte-face, sauta sur le plan de travail de la cuisine et se jeta dans l’entrebâillement d'une fenêtre ouverte sur la rue. L'animal s'était-il senti acculé, ou l'appel de la Lune avait-il été le plus fort ? Paula voulait croire que Kira avait repris le dessus, juste un instant. Il le fallait. La Bête partie, le silence retomba dans la cuisine. Alors seulement Paula put lâcher sa chaise et s'effondrer au sol, secouée de sanglots. Kira avait de nouveau disparu.

16 juillet 2016, Abords de la ville de Savannah (Géorgie)

Les poumons en feu, Kira fonçait à travers la forêt sans se soucier des branches et des buissons qui entravaient son passage : tout juste essayait-elle d'éviter les racines au sol - la moindre chute lui serait fatale, elle en avait conscience. Elle savait qu'elle était proche de sa destination, mais était-ce suffisant pour la sauver ? Cette course-poursuite serait la dernière, d'une façon ou d'une autre. "Plus vite perra plus vite !" Incapable de réfléchir de façon consciente, tout son être ne tendait plus que vers la survie. Derrière elle, elle entendait les cris des chasseurs, beaucoup trop prêts, beaucoup trop nombreux. Eux aussi savaient combien elle était proche de s'en sortir, et aucun d'entre eux n'avait l'intention de laisser filer leur proie - pas depuis le temps qu'ils la traquaient. Kira avait fait de son mieux depuis qu'elle avait quitté le domicile familial après sa première transformation des mois auparavant, mais son errance avait connu des phases plus ou moins chaotiques. Une troupe de chasseurs l'avaient repérés et pris en chasse alors qu'elle traversait la forêt d'Ouachita dans l'ouest de l'Arkansas, et elle n'avait pas réussi à s'en débarrasser depuis. Chaque fois qu'elle pensait leur avoir échappé en se mêlant à la population locale discrètement, chaque fois qu'elle avait baissé sa garde ne serait-ce que quelques jours, ils étaient parvenus à remonter jusqu'à elle. A chaque pleine lune depuis lors s'étaient engagé un cache-cache macabre durant lequel elle tentait vainement de prendre de l'avance sur eux, à défaut de pouvoir les semer. Il lui manquait l'expérience lycane suffisante pour tromper les traqueurs, et si sa Louve se plaisait dans cette vie d'errance et ces nuits à courir dans les forêts locales, Kira était épuisée. Constamment sur le qui-vive, incapable de faire confiance aux autres, la jeune femme sentait ses ressources s'amenuiser dangereusement. Sa maîtrise de sa Louve augmentait à chaque transformation, mais elle devait lutter pour ne pas se laisser aller à exterminer les chasseurs à ses trousses - en eut-elle été capable de toutes façons ? Elle l'ignorait, mais se refusait à l'envisager comme une solution. Alors elle courait, courait autant que ses jambes le lui permettaient. Il lui semblait qu'elle courait plus vite depuis qu'elle avait un but, un objectif : cette destination dont lui avait parlé un vieux loup qui l'avait recueilli sur la route à la frontière du Mississippi. Un endroit sûr, avait-il affirmé. Kira n'avait pas eu d'autres choix que de le croire : elle avait besoin d'un espoir, de quelque chose auquel se raccrocher pour ne pas sombrer. Là-bas ou ailleurs, qu'importe, elle irait. Mais alors qu'elle ne se trouvait plus qu'à quelques mètres de ce nouvel Eldorado, les choses ne paraissaient plus aussi simple, et la brune se demandait avec horreur si ses jambes allaient réussir à franchir la distance qui la séparait encore de sa potentielle nouvelle vie. Bondissant par dessus un arbre mort, la brune déboucha soudainement sur l'asphalte brûlant d'une route nationale. A quelques mètres devant elle, elle pouvait d'ors et déjà lire le panneau qui marquait la fin de son périple. 200, 250 mètres ? Ses foulées prenaient déjà de l'ampleur, galvanisées par la perspective de cette fin de course. Elle eut un énième pincement au cœur en songeant qu'elle serait sans doute allée plus vite - et de façon moins fatigante - sur sa toute nouvelle moto, mais elle avait eu beau retourner le problème dans tous les sens, elle avait du se rendre à l'évidence : sur la route, elle était trop exposée. Elle s'était donc résignée à faire envoyer sa moto dans un garage de son futur lieu de villégiature, en espérant réussir à y arriver en un seul morceau - sans se douter que les traqueurs qui la poursuivaient n'hésiteraient pas eux non plus à abandonner leurs véhicules pour lui filer le train dans la forêt. Le souffle court, elle évaluait sa distance restante à 100 bons mètres quand le premier coup de feu retentit. Surprise, elle glapit et sursauta, manquant de trébucher et de s'étaler sur la route - une perspective glaçante qui la fit accélérer un peu plus. Elle était entièrement à découvert maintenant qu'elle ne pouvait plus compter sur la protection des arbres, et elle savait que les chasseurs avaient tout intérêt à tenter le tout pour le tout. Déjà, un deuxième et un troisième coup de feu se firent entendre presque simultanément - immédiatement suivie d'une douleur fulgurante au niveau de sa hanche gauche. "Touchée. Ignorant la douleur, sentant la panique la submerger un peu plus, la jeune femme se ramassa un peu plus sur elle-même pour franchir les derniers mètres qui la séparaient du panneau salvateur. Les balles sifflaient autour d'elle, et déjà un nouveau projectile l'atteignait au niveau de son omoplate droite - mais elle avait réussi. Les coups de feu cessèrent aussi brusquement qu'ils avaient commencé à l'instant où elle franchit la frontière invisible qui la mettait définitivement en sûreté - elle avait gagné la course. Hors d'haleine, sentant la douleur des projectiles en argent irradier dans tout son dos, la brune s'effondra au sol. Elle n'avait aucun moyen d'être sûre que les chasseurs ne transgresseraient pas les quelques mètres qui les séparaient, mais elle était à bout de force. Le bruit des coups de feu qui déchirèrent à nouveau le ciel lui arracha un gémissement d'angoisse - mais non, ils ne lui tiraient pas dessus. Simplement quelques coups tirés en l'air, à valeur d'avertissement : elle avait gagné cette manche, mais qu'elle n'espère pas ressortir de ce foutu trou. Haletante et sentant son sang se répandre une fois de plus sur le goudron, Kira fixait d'un regard vide le panneau qui avait marqué l'arrivée de cette course contre la mort. Savannah. "Home sweet home."