(Eoghan) There was blood upon the risers, there were brains upon the chute, And he ain't gonna jump no more. Gory, gory, what a hell of a way to die

Le goût du sang emplit sa bouche. Il s'étouffe en cherchant à aspirer un minimum d'air que cherchent désespérément ses poumons. Il émet un gargouillis pitoyable. Il ne le voit pas, mais des bulles d'air et de sang explosent de sa bouche ouverte. Il a l'air d'un poisson hors de l'eau avec sa bouche ouverte et les spasmes qui traversent son corps martyrisé, crispé par la douleur. Autour de lui, tout n'est que désolation. 16 décembre 1944. Les Ardennes. Le jour vient à peine de se lever et les combats ont déjà repris avec la même intensité mortifère. Trous d'obus fumants dans la neige. Cris des blessés et des Medics qu'on appelle en vain. Tirs. Sifflement des obus de mortiers. Râles d'agonie. La fureur de la guerre à son paroxysme.

Il n'entend plus rien. Le chant mortifère s'est tu et  le silence qui s'est abattu sur lui est de loin plus effrayant. Il est aveugle et sourd. Il ne sent plus rien. Ou plutôt, la douleur qu'il ressent annihile tout le reste. Il sait qu'il est allongé, qu'il gît entre terre et neige, comme un pantin désarticulé. Il fait encore jour mais tout est noir autour de lui. La peur panique enfle. Il faut qu'il respire. Il faut qu'il se relève. Il faut que la douleur s'arrête. Il faut qu'il respire. Il faut que la douleur s'arrête. Il faut qu'il respire. Il faut qu'il respire. Il faut qu'il. Il faut.

Respire.


16 décembre 1909.
Une arrivée sans bruit. Comme si déjà l'enfant savait qu'il ne devait pas faire de vagues.
Enfant naturel de la gouvernante  d'une bonne famille et du maître de maison, il aurait pu finir éloigné de sa mère, placé dans une famille ou à l'orphelinat. Mais malgré la situation compromettante, il fut reconnu par son géniteur, héros de la  Grande Guerre à son retour du Front. Son union (arrangée) n'ayant pas permis d'engendrer d'héritier. Mais la disgrâce est là, insidieuse. Babillante. Le père impose le prénom, le rebaptisant, espérant peut-être ainsi faire disparaître le métissage en lui imposant le nom de son aïeul. En vain, le teint mat du garçon trahit ses ascendances étrangères.

Le garçon n'aura pas le droit à l'erreur. Il aura toujours deux fois plus de choses à prouver que les autres. Être meilleur, en tout temps et en toute chose. Ne jamais attirer la honte sur la famille. Chacun de ses gestes, épiés, peut-être plus encore que s'il avait été de la famille royale. Il croira longtemps que c'était ainsi partout et pour tout le monde, ne connaissant rien d'autre que l'exigence familliale et professorale.

Sa mère ? Renvoyée lorsqu'il avait douze ans, son souvenir s'est estompé dans sa mémoire. D'elle, il ne conserva que son teint mat et ses cheveux bruns, ainsi que son aisance à apprendre les langues. En dehors d'une silhouette et l'écho d'un rire... le néant. Quoi qu'on en dise, la femme de son père n'est pas une mère. Son coeur est sec comme le Sahara et l'enfant le comprends très vite. Peut-être parce que quand ils ne sont pas en société, elle l'appelle le bâtard, avec le mépris le plus intense dont elle peut faire preuve.


Désorienté. Perdu. Ses mains tremblantes parcourent sa peau de manière erratique, elles tâtonnent à la recherche de lacérations, des blessures qui ont causé son agonie. La panique l'étouffe encore, elle broie son coeur d'une étreinte guerrière. Son regard est encore trouble. Sa peau, son uniforme sont couverts de son sang... Mais il est intact. Sa main gauche se resserre nerveusement autour du dog-tag resté accroché autour de son cou. Une seule plaque. Il ne savait que trop bien ce que ça signifiait. Killed in action. La vérité s'abat sur lui comme une chape de plomb.  Elle le broie instantanément.

Son regard  se fait un peu plus clair. Il distingue enfin le lieu où il se trouve, une maison ou une cabane en piteux état. Sa main se crispe un peu plus fort et il sent le métal meurtrir la chair de sa paume. Il le voit lui. Bien sûr. Ariel. Qui d'autre ? Ses épaules se mettent à tressauter de manière incontrôlable. Il rit. Putain. Il rit à ne plus savoir comment respirer. Un rire violent. Un rire douloureux. Un rire fou. Il s'étrangle sur son hilarité qui se transforme en sanglots tout aussi violents et douloureux. Pourquoi s'était-il cru à l'abri dans son uniforme, loin du vampire ? Il s'était persuadé d'être plus malin que le vampire. Oh Dieu qu'il avait eu tort et il en payait les conséquences.

Il ne voulait pas de cette quasi immortalité, pourtant offerte sur un plateau. Mais il se découvre soudain une lâcheté plus immonde encore : il a plus peur encore de la Faucheuse et du Néant que de devenir un Buveur de Sang. Il a depuis longtemps cessé de croire au Paradis et à l'Enfer. Faire couler le sang pour survivre, cruelle ironie, ça ne change que peu de choses pour Eoghan.


Les enfants sont pire que les adultes. La différence de Eoghan saute aux yeux, et le fait qu'il soit malin lui attire les foudres de ses congénères. Alors il apprend, pas à rendre les coups parce que ça ne fait qu'empirer la situation et que le tort lui retombe toujours dessus. Mais au contraire, à développer sa ruse et son habileté. Son visage devient un masque impassible même si un oeil exercé saurait prédire la lueur d'orage dans ses pupilles.

Le singe. Leur insulte devient sa force. Son gabarit frêle est trompeur. Il est tout sec, débordant d'énergie. Il est rapide de corps et d'esprit, mais les embrouilles incessantes le pénalisent plus lui que ses camarades. Il refuse de se contenter de tendre l'autre joue.

Sporadiquement, il se met à faire l'école buissonnière, à vagabonder dans les rues, parfois même à faire les poches aux passants, en toute discrétion. Il se fait pincer une fois. Et son père l'a envoyé en pension à des lieues de chez lui. Il a détesté la pension. Les cadres rigides, ce n'était absolument pas son truc. Il déteste ces murs de pierre froide et sans âme. Les vieux professeurs rasoirs et imbus de leur personne. Il déteste rester enfermé. Alors, un jour, il décide de prendre la tangeante. Il fugue, tout simplement.


Ariel lui a donné ce qu'il a appelé une bague de Jour. Eoghan n'a rien dit, peut-être un vague merci. La guerre est finie. Il ne voit aucune différence. Il porte la main à ses dog-tags presque toutes les cinq minutes. Il sursaute au moindre bruit qu'il juge anormal. Il cherche la présence rassurante d'une arme qu'il ne porte plus. Malgré toute sa bonne volonté, Ariel ne peut pas comprendre, il n'était pas là, dans un trou pendant qu'il neigeait des obus.

Il a retiré la bague. Il est planté devant le jour naissant. L'aube est belle, magnifique même. Douloureusement belle. Il reste planté là, à cramer doucement, inconscient à ce qui l'entoure, excepté la beauté du levant. Jusqu'à ce qu'Ariel ne le trouve alarmé. Le traitant à la fois de fou et d'idiot, il le ramène à l'ombre. A l'abri. Il apaise ses angoisses comme il peut.

Il doit surveiller son plus jeune infant comme le lait sur le feu, surtout lorsqu'il sort de ses périodes d'apathie. Lupin, comme il le surnomme, est imprévisible. Sa soudaine hyperactivité peut-être annonciatrice de désastre. Être loin de son Ecosse natale n'est pas forcément un bon plan. Parfois, il donne l'impression que tout s'arrange. Et puis, il rechute.


Il a toujours été débrouillard. Avec trois sous en poches et ses doigts habiles, il a quitté l'Angleterre. Il s'est embarqué pour la France, sans prévenir sa famille. Il parle à peine la langue, mais apprend sur le tas. Il joue les touristes à Paris. Peint des portraits pour gagner quelques sous. Et il le rencontre, lui. Ariel. Fascinant personnage. Le jeune homme le trouve drôle, un peu perché, peut-être. Avec un côté pirate indéniable. Peut-être un peu flippant quand on prend en compte le fait que l'homme était en fait un vampire.

N'importe qui se voyant offrir l'immortalité aurait probablement sauté sur l'occasion, mais pas Eoghan. Il n'avait aucun attrait pour l'éternité. Il refuse, plusieurs fois l'offre. Il esquive comme il peut. Ariel insiste, il essaye de le coincer, alors il finit par faire une ultime promesse : si un jour il est à l'agonie et qu'Ariel est dans les parages, alors il pourra le transformer. Une promesse qu'il ne compte pas tenir, il a  dans l'idée de n'agoniser qu'après une longue, très longue, vie, remplie, entouré par sa descendance.

La Guerre finit par éclater et il fait le choix de rejoindre son île. Il n'est pas particulièrement patriote, mais il se dit qu'ainsi, ce sera le meilleur moyen de rester loin d'Ariel. Il n'a pas particulièrement envie de se battre. Et pourtant...

Et pourtant il se retrouve dans l'Airborne, le 1st Battalion, les Red Devils, bombardé opérateur radio, au grade de Staff Sergeant. Lui sous-officier ? Quelle ironie pour quelqu'un qui déteste l'autorité. Seulement, il sait gérer un petit groupe de soldat et il a une assez bonne inteligence sur le terrain, largement assez pour justifier son grade. Il fait parti de ces fous qui sautent des avions en marche, enfin, en vol. Il se dit que s'il se rate, comme dans la chanson des américains, il n'y aura pas de grande chance qu'il reste assez pour le transformer. Ariel doit de toute façon être trop loin pour pouvoir faire quoi que ce soit.


12 février 1953. Tapis dans l'ombre, Eoghan observe la cérémonie. Il s'en veut de ne pas se sentir triste alors que c'est son père qu'on enterre. Le vieil homme ne lui aura pas survécu très longtemps. Le cimetière est plein de gens dont Eoghan ne sait rien. Quelques vieux militaires, peut-être de lointains cousins... Il se rend compte soudainement, que ça lui est totalement égal. Rien ne le retient ici. Rien ne le rattache à cette terre. Il plisse les yeux en s'allumant une cigarette. Le tabac ne lui fait rien, mais il a gardé cette manie. C'était parfois leur seule source de chaleur dans ces putains de trous.

Il regarde le cimetière se vider lentement. Une fois seul, il s'approche de la tombe et fixe la pierre tombale avec un sourire aux canines trop longues.
« Adieu, le vieux. »
Sa voix se perd dans le vent, mais il s'en fout. Être orphelin ne le touche même pas. Peut-être parce qu'il est déjà mort, lui. Peut-être pas. Il n'est pas vraiment vivant en tout cas. Puisqu'il est vampire. Il sort de sa poche le vieux patch élimé de la 1st Airborne. Le Pegasus bleu sur fond vermeil. Il le dépose sur la tombe et quitte le cimetière, plus seul que jamais.


Le clac de la ligne qui s'accroche au câble se perd dans le rugissement des moteurs au moment où le Lieutenant fait signe d'une main en forme de crochet. Le geste suivant signifie vérifier l'harnachement. Les mots criés se perdent dans le bruit. Quand vient son tour, il fait signe et beugle.
« Sept, OK. »
6 juin 1944. Ils s'apprêtent à faire le truc le plus dingue qui soit. Devant lui Archie murmure une prière. Lui aurait bien prié mais il n'y croit plus vraiment. La lumière rouge attire son regard, comme un papillon qui serait pris dans un faisceau lumineux. Elle devient soudainement verte et l'espace d'une seconde le temps semble s'arrêter et se distordre. Ça y est. C'est l'heure.
Six gars devant lui sautent dans la nuit et il les rejoint bien vite. Il grimace quand la ligne se tend et déploie d'une secousse le parachute en toile. Il sent le poids de la radio à sa cheville. Il ne pense à rien. Il a oublié la peur. Il voit les tirs de la Flak. Le ciel éclairé par un orage créé par l'homme. Il oriente sa toile. Il espère ne pas avoir d'ennuis en touchant le sol.
Une secousse enfin. Il s'empresse de se dégager de sa toile. Il est de retour en France et il n'avait jamais envisagé ce genre de circonstances...


Savannah. Ariel avait parlé de cette ville comme d'un Eldorado. Il est sceptique. Il regarde autour de lui d'un air curieux. Il ne voit qu'une ville comme une autre. Récente. Sans grand intérêt... Jusqu'à ce qu'il croise d'autres vampires. Puis des lycans. Puis des sorcières. Son intérêt se réveille. Un nouveau terrain de jeu. Pour combien de temps ? Qui sait ?

Il explore la ville à sa manière, c'est-à-dire, pas de façon très légale. Il fait attention à ne pas attirer l'attention. Il en veut toujours à Ariel, mais pour autant, il ne veut pas lui attirer d'ennuis. De toute façon, avec les autres infants, pas moyen d'avoir la paix. Il leur fait parfois des tours pendables, comme s'il avait toujours dix ans et qu'ils étaient dans la cour de l'école. Cause toujours tu m'intéresse. Il les regarde s'agiter avec un sourire en coin.

Il fouine ici et là. Il s'amuse un temps, mais la vie de vampire sédentaire, c'est pas trop son truc. Alors un beau matin, il fourre quelques affaires dans un sac et met les voiles. Il n'emporte avec lui que la bague de Jour offerte par Ariel, même s'il la trouve un peu trop voyante. Il laisse un mot à son Sire et le voilà sur les routes, sans destination précise.


Il claque des dents, putain, il a jamais eu aussi froid de sa vie. Il ne savait même pas qu'on pouvait se geler à ce point. Il regretterait presque le D-Day. Il est au fond de son trou, collé contre Archie, le seul moyen d'avoir un peu de chaleur. Oublié les repas chauds pour le moment. Et le café. Les boches doivent entendre leurs dents claquer quand ils ne sont pas occupés à pilloner leur position.

Alors avec Archie, il se sont fait une promesse. Si l'un d'eux y restait et que l'autre survivait à ce merdier, alors il s'occuperait de tout. Prendre soin de la famille. Tout ce genre de trucs. Archie avait une femme et deux enfants. Eoghan n'avait pas vraiment de famille. Il y avait bien eu cette fille, celle du bar près de leur camp... Mais ça n'avait été qu'une histoire sans lendemain. Le frisson du risque à découcher et filer en douce de la caserne. Mais Eoghan ne fait pas de promesse à la légère malgré tous ses torts.

L'attente est un poison insidieux. Il ronge les nerfs lentement mais sûrement. Il n'y a pas de moyen de se distraire du froid, de l'attente de la mort. Il se remémore quelques vers de Shakespeare, Henri IV, qu'il se répète à lui-même. Il regarde Archie et les autres, qu'il distingue à peine, et il songe aussi que s'ils s'en sortent, ils seront plus que des frères.

Les premiers tirs résonnent. Archie le fixe avec un sourire.
« Joyeux anniversaire, Staff Sergeant. »
« Si les Boches pouvaient l'fêter en silence. »
Les deux soldats échangent un regard et un bref rire avant de vérifier que leurs cartouches sont engagés. Bientôt, il va pleuvoir du plomb en plus de la neige. Eoghan se damnerait pour passer une journée au sec. Ou juste quelques heures.


Des lettres comme seules nouvelles, c'est un peu surprenant, mais cela ne l'étonne pas outre mesure de la part d'Ariel. C'est désuet, mais ça lui ressemble. Il lui répond de la même manière. Plus surprenant encore, à chaque fois qu'il revient à Savannah, Ariel est toujours absent. Mais comme Eoghan, Ariel a toujours eu la bougeotte. Bien qu'il soit... plus posé.

Eoghan passe son temps à aller et venir. Au gré de ses impulsions. De ses crises aussi. Quand son cerveau disjoncte. Des fois, il ne sait juste plus du tout ce qu'il fout. Il est là, il est en train de faire un truc. Il perd le fil. Parfois il se croit revenu dans les Ardennes, en pleine guerre. La guerre ne s'est jamais terminée pour lui. Il a beau faire genre, il a beau s'accorder au monde qui l'entoure, une part de lui est restée dans les Ardennes. Il n'est jamais rentré de la guerre.

Il est un soldat sans arme, sans bataille à mener. Il surnage mais est incapable de trouver le repos...


... Et puis il y a cette fille à la chevelure de feu. Une folle, comme beaucoup diraient. Il faut l'être pour tenir à se faire vampiriser aux yeux d'Eoghan. Mais l'écossais apprécie la jeune femme, sa folie ou sa témérité. Qu'importe si ses explosions sont aussi flippantes que les siennes. Il refuse de la transformer, parce qu'il ne comprend pas ce désir. Mais il ne peut pas s'empêcher de vouloir la protéger.